MiraMIRAMémoire des Images Réanimées d'AlsaceCinémathèque régionale numérique
Riche de 32 films au format 8mm, le fonds Duvernois est l’œuvre d’une femme, Denise Morio (1925–2010), mue par le désir de capter le quotidien d’une famille française vivant à Rabat à la fin des années 1950, capitale d’un Maroc tout juste indépendant. Grâce à la caméra, la cinéaste préserve également la joie des retrouvailles et de moments partagés avec le groupe familial, lors des rares retours estivaux en Alsace. Dans ce va et vient entre l’Alsace et le Maroc, les contours de l’expérience de l’expatriation se dessinent. Expérience au cœur de laquelle le cinéma privé vient jouer un rôle actif dans le maintien des liens familiaux.
Le couple Morio s’installe au Maroc au début des années 1950, peu avant la naissance de leur fille unique Brigitte, dans un pays alors encore sous le statut de protectorat de la République française. Le mari de Denise, Edmond Morio, est sondeur pour le Bureau de Recherches et de Participations Minières (BRPM), un établissement public à caractère industriel et commercial, en charge de la recherche et de l’exploitation minière des sols marocains. Cette activité l’amène à être nommé en poste dans des régions intérieures du pays, par exemple dans la région de Sidi Kacem, où des gisements ont été trouvés et exploités depuis le milieu des années 1930 (voir le film Vie quotidienne au Maroc -2). Denise Morio, quant à elle, ne travaille pas et s’installe avec sa fille à l’Agdal, quartier « français » de Rabat construit dans les années 1910, lorsque la ville est alors désignée comme capitale administrative du protectorat. Edmond Morio les rejoint à Rabat en dehors de ses missions sur le terrain.
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Ouvriers à l’œuvre, déplacement d'une sonde et creusement d'un puits à Khémisset, Maroc, (1958). Denise Morio, Fonds Duvernois © MIRA |
Denise Morio se met à filmer au milieu des années 1950, pour capter les moments forts du quotidien de sa famille, dans une période de grands changements dans la société marocaine. En effet, le royaume accède à l’indépendance au cours de l’année 1956, avec le 2 mars la Déclaration commune franco-marocaine, qui met fin au régime de protectorat français, puis le 7 avril le renoncement de l’Espagne à ses zones d’influences sur le territoire et enfin le 29 octobre la Déclaration finale de Tanger officialise pleinement l’indépendance du Maroc. D’après la documentation du fonds Duvernois, l’achat de la caméra par la famille alsacienne remonte à 1957, un an donc après l’Indépendance, bien que l’on assiste dans le premier film tourné de la collection, Vie quotidienne au Maroc, à une grande célébration de la fête nationale du 14 juillet à l’ambassade de France à Rabat. Il peut s’agir d’une approximation de date, ou bien d’un indicateur que, malgré la reconnaissance de l’indépendance du royaume, l’état de la société sur place évolue lentement au niveau culturel.
De fait, la collection Duvernois nous donne un aperçu depuis l’intérieur, de la présence française au Maroc à cette période charnière de son histoire. La vie des Morio est ponctuée par des célébrations chrétiennes, comme les cérémonies de communion et de confirmation de Brigitte, ainsi que des enfants des ami·es du couple, ou encore le déballage rituel des cadeaux au petit matin au pied du sapin de Noël. Le quotidien est également rythmé par des réceptions, plus ou moins grandes, qui réunissent ami·es et connaissances. Il s’agit de moments qui prolongent les célébrations de la vie religieuse, qui se tiennent à l’occasion de jours de fête comme le Nouvel An ou le 14 juillet et qui sont plus généralement des signes de l’intégration de la famille Morio dans des cercles de sociabilités mondains français à Rabat.
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gauche : ouverture du champagne lors d’une soirée chez les Morio (1958) |
À la marge de ces réceptions et de ces moments de convivialité plus intimes, on se rend compte que le personnel de maison de ces familles aisées est généralement marocain. On comprend alors que, malgré la prononciation officielle de l’indépendance du pays, les hiérarchies sociales héritées du protectorat français ont du mal à se défaire et semblent encore perdurer au début des années 1960. Pour leur part, les Morio développent une relation assez proche avec Fatna, leur aide de maison, qui apparait à plusieurs reprises dans les films, jouant avec des animaux domestiques, lors du traditionnel déballage des cadeaux de Noël, ou encore lors des préparatifs d’un mariage d’un jeune couple de marocains.
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à gauche : Une nourrice portant un enfant (1958) |
Ainsi, on décèle une certaine ambivalence dans cette société marocaine dont la filmeuse capte des bribes, entre l’avènement d’une période prometteuse, porteuse de nouveaux horizons ouverts par l’indépendance et une apparente continuité des mœurs, toujours façonnées par l’ancien modèle du protectorat français.
Mais ce qui traverse fondamentalement la collection Duvernois, c’est cet aller-retour entre l’Alsace et le Maroc, cette distance qui sépare la « famille nucléaire » du groupe familial élargi. Lorsque le travail d’Edmond Morio le permet, la famille passe les deux mois de la saison estivale en Alsace, mais il peut s’écouler jusqu’à deux années pendant lesquelles les Morio ne retournent pas en France. À chaque occasion, ce retour à la terre natale se fait au prix d’un véritable périple : en effet, le ralliement de l’est de la France par la petite famille se fait sur plusieurs jours et en auto. De Rabat à Tunis, où la voiture est embarquée par bateau en direction de Gibraltar, il faut ensuite remonter l’Espagne, en passant par Grenade, Séville, Barcelone, pour enfin rejoindre la frontière française et finalement traverser l’hexagone, pour rebrousser tout ce chemin à peine quelques semaines plus tard (voir par exemple le film Retour en Alsace à l'été 1958).
Les films de vacances portent en eux la joie de ces retrouvailles et compilent le bonheur des moments rares partagés en famille. Sorties, promenades et pique-niques en Alsace alternent avec les nombreuses visites aux petits cousins – que l’on voit grandir au fil des années – et autres proches de la famille. Le passage à la ferme de la grand-mère de Durrenbach, du côté paternel de la famille, occupe une place significative dans les films. L’été, c’est le temps des fenaisons, auxquelles Brigitte, Denise et Edmond prêtent main-forte, en compagnie d’autres membres de la famille. La cour de la ferme de Durrenbach est un lieu de réunion pour les adultes et de jeux avec les animaux pour les enfants.
Cette situation d’expatriation illustre tout particulièrement comment le film privé, à travers sa fonction mémorielle, participe à renforcer les liens du groupe. La caméra permet de garder une trace durable de ces moments partagés et de les revivre dans le cadre de projections au Maroc, diminuant pendant un court instant la distance qui sépare les Morio du reste de leur famille.
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à gauche : grand-mère au jardin, Durrenbach (1958) |
Fait assez rare dans le cinéma amateur, la collection Duvernois a été tournée par une femme. Le désir de filmer de Denise Morio est avant tout lié à une volonté de garder des souvenirs de cette expérience singulière que représente l’expatriation de sa famille au Maroc. Significativement, l’achat de la caméra ne correspond pas avec l’année de naissance de la fille unique du couple, Brigitte, comme c’est souvent le cas. De plus, Denise Morio arrête de filmer quelques années après le retour en France de la famille en 1964, période à partir de laquelle elle occupera un emploi dans le secteur de la petite enfance.
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à gauche : Denise Morio filmée, (1959) |
Néanmoins, la famille et tout particulièrement la relation complice père-fille d’Edmond et Brigitte, tiennent une place importante dans les films qui composent le fonds Duvernois. La femme, usuellement dans son rôle de mère auprès de ses enfants, est souvent centrale dans le cinéma privé, en tant qu’objet du regard du père cinéaste. Ici, la mère se place derrière la caméra et permet ainsi de rendre visible une relation bien moins représentée dans les films domestiques : la filiation paternelle.
Le travail d’Edmond Morio ne lui permet pas de résider à plein temps à Rabat, ce qui rend plus précieux encore les moments de tendresse et de jeux partagés avec sa fille et motive la volonté de Denise Morio d’en garder trace par l’image. Cette complicité entre un père et sa fille unique marque presque chacun des films de la collection, qu’ils traitent du quotidien, des vacances ou des voyages. Ainsi, le genre du ou de la cinéaste semble n'avoir peu – voire aucune – incidence sur le style, la manière de filmer, mais permet néanmoins d’enrichir notre imaginaire et nos représentations des relations familiales.
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Brigitte et Edmond, entre 1957 et 1960 environ. Denise Morio, Fonds Duvernois © MIRA |
L'autrice tient à remercier Brigitte Manighetti, fille de Denise Morio, d'avoir partager ses souvenirs d'enfance avec elle.
DENISE MORIO EN TROIS FILMS
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