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MiraMIRAMémoire des Images Réanimées d'AlsaceCinémathèque régionale numérique

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      • Marginalités. Notes sur une sélection de films des collections de MIRA

      • Par Édouard Arnoldy, professeur en Études cinématographiques à l’Université de Lille.
        Dans le cadre de la série d'articles « À la marge. Ce/ceux qu'on ne veut pas voir »
      • Marginalités. Notes sur une sélection de films des collections de MIRA
        • Paul Spindler, fonds Spindler © MIRA
      • La série « À la marge ce/ceux qu’on ne veut pas voir », propose à des chercheur·euse·s, spécialistes et universitaires, d’explorer, à travers l’écriture d’un article scientifique, ce/ceux qui se trouvent aux marges du cinéma amateur.

        À partir des collections de MIRA, iels interrogent ce/ceux qu’on ne veut pas voir. Marginaux, femmes enceintes, mort… Qu’est-ce que ce manque de représentation raconte de notre société et de ses évolutions ? En éclairant la marge, en déplaçant la focale, cette collection d’articles vise à remettre au centre ce/ceux qui sont trop souvent relégués au ban des images.


        Marginalités. Notes sur une sélection de films des collections de MIRA

        Marginalités ? D’autres mots peuvent très bien convenir pour désigner les catégories de personnes sur lesquelles notre attention s’est portée en regardant des films de famille et amateurs des collections de la MIRA, Cinémathèque régionale numérique basée à Strasbourg. Écrivant cela, je pense en particulier aux « vaincus » et aux « vies oubliées » de l’histoire qui sont parmi les figures centrales des réflexions de Walter Benjamin (autour de 1920-1940) et d’Arlette Farge (près d’un siècle plus tard) en vue d’une historiographie critique et politique. Surtout, les idées conjointes de Benjamin et Farge nous invitent à (ré)évaluer l’intérêt porté par les études historiques à ces « marginalités » aux visages multiples. Il me semble important d’y renvoyer d’entrée parce que leurs textes peuvent nous permettre d’appréhender avec un œil plus attentif les films où figurent des personnes marginalisées dans l’histoire (du cinéma).1 À n’en pas douter, le cinéma apporte des indications précises sur la considération qui leur est accordée dans notre histoire et dans notre imaginaire. Manifestation inestimable d’un quotidien qui s’invente, le film de famille et amateur constitue un terrain particulièrement propice pour mesurer la place que ces « marginalités » occupent dans des tranches de vie ordinaires mises en images.

        Le terme de marginalité convient assez bien pour désigner un ensemble d’individus de catégories sociales et culturelles frappées d’invisibilité ou, au mieux, placées aux marges de l’histoire. Ce sont les sans-abris, les clochards, les migrants, les peuples colonisés, les gens du voyage, le « sous-prolétariat » ou le lumpenproletariat, les chômeurs, les zoniers, ou encore les chiffonniers, autant de personnes refoulées, précisément, aux marges de l’histoire écrite par les classes au pouvoir qui, préférant les ors de la grande histoire, occultent leur existence-même et ne voient là que les symptômes insignifiants ou les menus aléas, bien malheureux, d’un capitalisme victorieux. Dans un ouvrage largement dédié aux « exclus » de l’histoire, j’ai déjà eu l’attention portée sur l’inégale représentation de ces « marginalités » dans l’histoire des films, y compris dans le cinéma d’avant-garde pourtant plutôt contestataire à l’encontre d’un système politique dominant.2 Force est de constater que des films rendent néanmoins indissociables une expérimentation des formes cinématographiques (marquant par là même une première rupture avec l’industrie du cinéma) et la nécessité de porter un regard politique critique sur le monde en brisant l’invisibilisation des « vaincus de l’histoire » (affirmant une seconde rupture avec le cinéma dominant mais ainsi également avec une partie du cinéma d’avant- garde).

        Des recherches expérimentales sans complaisance à l’encontre des idées du monde et du cinéma dominantes conjuguent ces deux impératifs. Pour autant, elles restent minoritaires dans l’histoire du cinéma, y compris au sein de la production d’avant-garde ou expérimentale. Je les identifie en parlant de « films critiques ». Ce sont, entre autres, des films de Jean Vigo, d’Alberto Cavalcanti, de Bertolt Brecht et Slatan Dudow, de Luis Buñuel, d’Henri Storck, de Pier Paolo Pasolini. Dans la production contemporaine, plusieurs œuvres considèrent également que des « questions de cinéma » (penser les formes cinématographiques, réfléchir au format, au support, aux modes de diffusion, etc.) ne peuvent être disjointes d’une réflexion sur l’état du monde aujourd’hui. Quelques cinéastes aujourd’hui posent ainsi cette conjonction au cœur de leurs films, certes avec plus ou moins de réussite et avec une force contestataire inégale. Ce sont entre autres des films de Claire Angelini (dont Chronique du tiers-exclu en 2017), de Vincent Dieutre (Jaurès en 2013), d’Agnès Varda (Les Glaneurs et la glaneuse en 2000), d’Alexandra Kandy Longuet (Vacancy en 2018), plusieurs réalisations d’un Sean Baker (Tangerine en 2015, The Florida Project en 2017 et Anora en 2024) ou de Raoul Peck (I’m not your Negro en 2016, Assassinez toutes ces brutes en 2022 et Ernest Cole, photographe en 2024). C’est bien dans le cadre d’une histoire du cinéma élargie et critique qu’il vaut de regarder avec attention ce que nous disent les films de famille et amateurs des archives de MIRA.

        *

        Ces archives courent sur un demi-siècle, de la fin des années 1920 à la fin des années 1970. Elles sont de formats variés (noir et blanc ou en couleurs, 8mm, 9,5mm ou 16mm). Reste à voir d’un peu plus près ce que cet échantillon d’une quinzaine de films nous dit de ces marginalités dans le quotidien des cinéastes non-professionnels. Ces bandes amateures nous donnent un aperçu de la pratique du cinéma privé qui se révèle être le terrain de jeu de familles bourgeoises ou petites-bourgeoises. Pour être un peu plus précis, lorsque ces bandes sont identifiées ou lorsque l’opérateur apparaît en miroir en train de (se) filmer (voire lorsqu’il passe devant la caméra), ces films sont l’œuvre d’un homme d’une classe sociale plutôt aisée, capturant les images de sa famille ou de ses amis. Les amis du filmeur, qui manquent rarement d’afficher leur complicité en regardant ou en saluant la caméra, ont entre trente et cinquante ans. Sans prétendre en faire un portrait très fin, on a au travers de cette sélection d’archives une indication sur le milieu social le plus directement concerné par le cinéma amateur. La (petite-) bourgeoisie, qui se filme et qui prend manifestement plaisir à être filmée par un homme du même groupe social, apprécie l’autoreprésentation. Elle s’affiche, aimant faire face à l’opérateur et associant la pratique cinématographique à des activités sociales, de loisir et familiales. Au gré de ces films, on discute à la sortie d’une église ; on participe à des promenades entre amis ou en famille, à des activités ludiques avec des enfants, à l’observation de la nature et des petits métiers ; on observe des activités agricoles et forestières, des défilés militaires, des danses folkloriques et des processions de groupes en costumes traditionnels. Se filmer et filmer des proches, s’observer soi-même et son propre univers, ce sont là les souhaits manifestes de ces films amateurs.

        Garder la trace d’un regard genré et socialement déterminé sur le monde, au-delà d’un cercle restreint familial, constitue l’effet, désiré ou involontaire, de cette pratique cinématographique. Voilà du moins des indices forts sur « l’identité » du groupe socio-culturel et de genre qui s’empare du cinéma pour en faire une pratique commune, familiale, privée. Tous ces films, sans exception, présentent suffisamment de marqueurs de classe pour s’accorder sur leur homogénéité sociale et de genre. Parmi les films ici réunis, seul l’un d’entre eux est attribué à une femme, littéralement perdu dans cet anonymat : répertorié sans titre et daté sans précision dans les années 1930, en noir et blanc et muet, l’ensemble de la bande qui dure une trentaine de minutes est signé par une certaine Maria Neff. À parcourir le fonds dans son ensemble, il ne fait guère de doute que ces films amateurs, tournés sur une cinquantaine d'années depuis la fin des années 1920, participent d’une activité petite-bourgeoise masculine. Au travers de ces expériences, le cinéma relève d’une pratique associée à une classe sociale assez aisée. Les personnes filmées par un membre d’un même groupe social se présentent sous un jour qui ne manque pas de mettre en avant leurs conditions de vie favorables. Il y a des signes qui ne trompent pas : les habits, les voitures, les propriétés, le cadre familial, social et religieux, et plus largement les activités des individus filmés (la balade, la pratique du sport, etc.), confortent une forme de réussite sociale et économique. Il est frappant de constater à quel point l’oisiveté est considérée à sa juste valeur dans ces films : un luxe. Le cinéma est un passe-temps pour le filmeur bourgeois. En amateur, il filme des ouvriers, des débardeurs, des livreurs, des lavandières, des rémouleurs et des paysans au travail sous un soleil écrasant. Etc. Toutes ces images de travail imposent, par contraste, un hobby, le cinéma, comme une forme de distinction sociale valorisante.

        Enfin, le film amateur relève manifestement d’une forme particulière de portrait, celui d’une classe sociale qui s’autoreprésente à travers le regard de l’un de ses membres. Lorsqu’ils ne s’arrêtent pas sur leurs proches, qui, en retour, ne manquent généralement pas de regarder la caméra et le caméraman, des cinéastes usent parfois de subterfuges pour se montrer eux-mêmes en action, avec leur propre œil contre le viseur de la caméra et la main en train d’enclencher la prise de vues. C’est ainsi que Jean-Georges Kugler, le réalisateur de [Roland à Paris] (1950, noir et blanc, 9,5mm, muet) se filme dans l’enjoliveur de sa voiture. De la même façon, de très brefs plans du film [Dans le nord] (anonyme, 1955, 8mm, noir et blanc, muet) montrent un cinéaste en plein travail, dans la pénombre, à sa table de visionnage/montage. Par des regards appuyés à la caméra ou par des plans d’un réalisateur au travail, ces films ne cessent jamais de dire l’omniprésence d’une caméra et d’un filmeur – que le cinéma professionnel aura plutôt tendance à dissimuler, y compris dans des documentaires.

        Qu’en est-il alors du rapport aux « marginalités » de ces cinéastes amateurs qui les croisent subrepticement au gré de leurs flâneries et de leurs activités de loisir et de famille ? Ces réalisateurs aiment marquer un temps d’arrêt face à ce qui se déroule là, sous leurs yeux au cours d’une promenade ou d’une activité avec leurs proches. C’est ainsi que des individus qui n’appartiennent pas à leur monde semblent surgir de façon impromptue, au milieu de moments plutôt caractérisés par l’insouciance de l’homme à la caméra et de sa famille ou de ses amis. Des personnes en marge de l’univers de ces films amateurs s’imposent au cœur de l’espace représenté – comme surgies d’un « hors champ social » jusque-là ignoré par le filmeur. Surtout, ces « étrangers » restent toujours à distance, pour marquer une frontière nette entre deux groupes sociaux. Un des films du fonds de la Cinémathèque numérique, signé par un certain Frédéric Rapp, marque symptomatiquement cet écart entre le filmeur et les gens du voyage qui stationnent sur un terrain vague, à la périphérie de Strasbourg. [Aérodrome de Strasbourg...], un film muet en couleurs, datant de 1974-1975, au format 8mm et d’une durée approximative de treize minutes, a pour sujet principal un petit garçon, que le réalisateur filme en train de s’exercer à la pratique du vélo ou en balade avec une dame d’un certain âge, sans doute sa grand-mère, ou encore à une fête foraine, à un défilé militaire ou sur un quai pour assister à une régate. Au centre de cette bande, il y a une scène dans un aérodrome où le réalisateur pose en présence de son fils, à côté d’un petit avion de tourisme, puis en train de regarder les démonstrations de parachutistes. Le contraste est grand entre une pratique (l’aviation) affichant la position sociale du cinéaste et la distance (plusieurs dizaines de mètres) qu’il impose entre lui et le campement de gens du voyage dont les caravanes sont réunies apparemment au bout de l’aérodrome. Ces individus, comme les chiffonniers depuis le XIXe siècle, semblent placés à l’extérieur de la ville, dans cette partie de la ville désignée par un mot : « la zone ». Et c’est de loin, hors de cette zone, que Frédéric Rapp les regarde avec sa caméra, peut-être méfiant, sans doute prudent face à ce monde inconnu.

        Ce regard est comparable à celui qui est mis en scène dans un film de 1930 signé Paul Spindler, [Construction de l'atelier à St Léonard – bohémiens...] (9,5mm, noir et blanc, muet). Plus que l’intervalle physique entre le cinéaste et les individus filmés (le réalisateur approchant des musiciens au teint hâlé), ce qui frappe ici, c’est cette même façon de mettre à distance ceux qui sont filmés, comme pour marquer une frontière symbolique entre le filmeur et le filmé, entre l’un et l’Autre. Il y a quelque chose de frappant dans ce petit film : les bohémiens sont observés pour ce qu’ils ont de différent (la couleur de peau, les habits, les traits du visage, un instrument à corde sans doute venu des pays de l’Est, une sorte de cobza, ces guitares aux formes arrondies et assez volumineuses) au même titre qu’ailleurs les ouvriers ou les paysans au travail sont considérés pour ce qu’ils font de différent du cinéaste amateur (ils construisent un atelier, montent des murs, édifient une charpente, ...). Le film repose essentiellement sur l’alternance d’images montrant les proches du cinéaste en promenade à la campagne (dans des champs, dans des villages) et des plans de paysans au travail. Il y a quelque chose qui relève là du travail de l’entomologiste ou du documentariste animalier quand le réalisateur filme tous ces « étrangers ». Il les observe et les capture sur la pellicule comme il procède lorsqu’il approche les fleurs de la campagne et les animaux de la basse-cour.

        Paul Spindler rapproche tous ceux qui ne sont pas les siens. À ses yeux, les marginalités s’étendent au-delà des bohémiens, pour inclure tous ceux qui vivent dans un espace étranger à celui de son entourage et de sa classe sociale. [Construction de l'atelier à St Léonard – bohémiens...] fonctionne donc au travers de cette alternance entre les images des « siens », insouciant, oisifs, tout sourires, et celle des « autres », campagnards, paysans et bohémiens. Inversement, dans d’autres films la caméra est essentiellement dirigée vers des proches du cinéaste, sans trop se risquer en terra incognita, pour rester plutôt cantonnée à l’intérieur d’un huis-clos de classe. Alors que le film fait ostensiblement l’étalage des signes d’une vie bourgeoise (maison de maître, voitures et apparats de luxe), [Dans le nord] nous montre fugacement un mendiant à la sortie d’une église (pour témoigner au passage de la générosité du marié). Dans [Défilés folkloriques] (1970, 16mm, couleurs, muet) de Pierre Schmidt, une famille de gitans apparaît un bref instant au milieu d’images entièrement dédiées à la tradition folklorique, comme une parenthèse imprévue, très brève et sans suite. Dans [Roland à Paris], qui a d’abord pour sujet un séjour festif à Paris (où le caméraman profite de la vie nocturne et des divertissements de la capitale), là aussi, des bohémiens croisent un très court instant le chemin de notre cinéaste amateur (qui est alors en train de pique-niquer au bord de la route).

        En 1928, Paul Spindler réalise deux films sur Saint-Odile, [Sainte-Odile – Obernai] (1928, 9,5mm, muet) et [Sainte-Odile – Matinée dansante] (1928, 9,5mm, muet). Un troisième est dédié à la vie rurale : [Rosenwiller et Rosheim - chevaux - Fête-Dieu à Schleithal] (1928, 9,5mm, muet). Dans ces films, Paul Spindler y met en scène la vie aisée de sa classe sociale. Dans des films qui se caractérisent par les portraits de personnes proches du réalisateur (les plans rapprochés alternent avec des plans d’ensemble), en promenade ou réunis en train de peindre à l’extérieur (l’art leur appartient !), Spindler tourne de nombreux plans de travailleurs et de travailleuses agricoles. Ces images décrivent la vie dans une bourgade de campagne où se côtoient deux classes sociales qui se distinguent dans leurs rapports respectifs au travail et au loisir. Il y a d’un côté les gens aisés, bien vêtus et pris par des activités socialement spécifiques qui constituent leur quotidien ordinaire (fêtes, église, etc.). Et il y a les « autres », qui travaillent à la force de leurs bras pendant que Spindler et ses amis discutent ou flânent dans cette campagne qu’ils semblent avoir conquis. Seules « taches » dans un univers qui se veut apaisé, deux mendiants font appel à la générosité de cette petite-bourgeoisie filmée par Spindler. Dans [Sainte-Odile – Matinée dansante] (1928, 9,5mm, muet), le cinéaste lui-même, suivi par une femme qui fait preuve de la même générosité, se filme en train d’accorder l’aumône à ces deux clochards. Ce geste d’une grande charité semble à lui seul expliquer la présence de ces deux « exclus ». Nos cinéastes amateurs y contribuent manifestement, pour rendre visible le temps de l’aumône que ces films illustrent ostensiblement. Même en les ignorant, ces marginalités paraissent forcer leur présence dans ces films. Elles s’imposent comme un refoulé de classe bien présent. Le surgissement de ces figures marginales (mendiants, clochards, gens du voyage, bohémiens), parfois un instant très bref, s’apparente à une présence incongrue possiblement annihilée par une marque de compassion de la part du cinéaste et de ses proches.

        Culture et festivités locales, traditions, folklore, ruralité, métiers agricoles, culte religieux et balades en famille sont décidément les principaux fils conducteurs des films de famille et amateurs conservés par MIRA. Comme chez Paul Spindler précédemment évoqués, plusieurs bandes sont construites selon un même schéma : la caméra filme des scènes privées en même temps qu’elle s’arrête sur des événements et des activités relevant tous d’une forme d’identité culturelle forte (travail, fêtes, processions religieuses et folkloriques, etc.). Ces images peuvent être entrecoupées de séquences brèves où des marginalités sortent de l’ombre un instant, le plus souvent le temps d’un plan. Ce hors- champ bien réel mais rarement exploré, c’est celui des invisibles de l’histoire. Dans ces films, on y jette un œil au mieux brièvement. Jamais, on ne leur porte de regard soutenu. Tout juste croisent-ils l’œil de la caméra. Ce sera ici une vendeuse de cartes postales ou un mendiant, ailleurs des gitans, un handicapé (physique et mental) ou un homme à la rue avec son chien. On retrouve ce dispositif dans [Promenade dans les Vosges et en Moselle] (1928, 9,5mm, muet) de Marcel Meyer, [Grendelbruch - Procession à Sainte-Odile] (1929, 9.5mm, muet) de Paul Splinder, [Pas de titre] (1930-1939, 9.5mm, muet) de Maria Neff, [Scènes de la ruralité alsacienne] (vers 1950,16mm, muet) et [Fêtes traditionnelles alsaciennes - Paysages enneigés - Enfants et animaux - Les Saintes-Maries-de-la-Mer] (1958, 16mm, muet) de Pierre Schmidt.

        Pour terminer ce survol, j’aimerais consacrer quelques instants à [Images de Nice], un film de 1932 (16mm, 24 minutes, muet) attribué à un certain Robert Jenny. Les « marginalités » sont vraiment accessoires dans ce film. On y voit bien des vendeuses de journaux ou de fleurs sur la Promenade des anglais. La caméra croise des balayeurs de rue. Le contraste est évidemment grand entre la richesse et le faste de Nice et ces petits métiers ou ces travaux ingrats et pénibles. Pour autant, les personnes que filme Robert Jenny, sans doute des proches du cinéaste amateur, ne semblent guère s’inquiéter de leur situation. L’achat de bouquet de fleurs à des vendeuses des rues est l’occasion de s’afficher pour ce qu’ils sont eux : des bourgeois qui dissimulent à peine des airs de parvenus parfaitement à l’aise dans cette ville où règne le luxe et l’aisance. L’attitude des amis du réalisateur paraît hautaine et donne le sentiment d’une ignorance complète de la présence même de marginalités à la périphérie de leur propre monde. La dissemblance entre les groupes sociaux est d’autant plus grande qu’on se rappelle À propos de Nice de Jean Vigo (1930). Voilà un film qui partage avec [Images de Nice] toute une série de clichés caractérisant la ville du sud de la France (un hydravion, le carnaval, les bourgeois sur la Promenade, les balayeurs, etc.). Pour autant, Vigo réalise là un film critique magistral où il dénonce les stéréotypes du cinéma documentaire ou du reportage, et, si l’on veut, le regard que porte sur le monde un cinéaste amateur comme Jenny. Quand Vigo filme des balayeurs dans les rues de Nice ou des mendiants sur la Promenade, il le fait avant de conduire le spectateur dans les bas-fonds rarement visités de cette ville (oui, Nice à sa Zone !) où la misère est à la hauteur de la richesse des quartiers à proximité de la plage. Il indique au passage que la critique sociale de ce capitalisme victorieux dure le temps d’un carnaval où toutes les excentricités et tous les excès sont autorisés, provisoirement. Dans À propos de Nice, Vigo dénonce l’invisibilisation des « marginalités » par les vainqueurs de l’histoire, en même temps qu’il marque sa propre rupture avec les cinéastes ou les photographes qui, côtoyant pourtant ces exclus, les ignore. Voilà certainement ce qui distingue radicalement un film critique des images, qu’elles soient de famille et amateures ou pas, qui s’accommodent très bien des injustices sociales et économiques. C’est sans doute avec cet œil qu’il vaut désormais de regarder les films de famille et amateurs.

        *

        En conclusion, ces films ne cessent de nous rappeler ce que Walter Benjamin a relevé sur les liens très étroits entre l’histoire, le cinéma (ou la photographie) et le pouvoir. Grâce à quelques films amateurs, on mesure assez vite que le cinéma est d’abord l’affaire des classes dominantes, plutôt aisées, et que la caméra est entre les mains d’hommes européens (plutôt que leurs propres épouses ou compagnes). Récemment, l’historien de la photographie Daniel Foliard, qui a consacré un travail magistral aux images coloniales, a insisté sur le rapport de domination de l’opérateur (photographique ou cinématographique) sur celui qui est « capturé » dans l’image. Ce que Foliard écrit à propos des rapports particuliers entre la photographie et la colonisation du monde aux XIXe et XXe siècles vaut d’être relevé dès lors qu’on s’intéresse aux « marginalités », au sens étendu du terme, celles d’ici ou d’ailleurs, d’aujourd’hui ou d’hier. Les mots de Foliard résonnent comme un écho face aux films de famille et amateurs ici réunis par MIRA :

        « Dans une situation de conquête ou d’exploration, c’est-à-dire dans un contexte où cet individu arrive dans un territoire étranger pour en acquérir une connaissance ou pour le dominer, l’acte photographique prend une dimension singulière. Il peut être en soi un geste de domination, une force en action qui s’inscrit dans la continuité d’autres formes de contrainte, notamment physique. L’appareil photographique n’est pas un objet neutre, son utilisation n’est jamais passive. En apparaissant entre les mains de conquérants, ou de ceux qui préparent leurs avancées, il devient un élément de sujétion, et un outil qui participe de l’exercice de la violence et le structure. Aussi faut-il se pencher sur la façon dont la photographie opère comme un élément de l’arsenal colonial, avant de considérer les images pour ce qu’elles montrent. »3

        Le parallélisme à faire entre les vaincus de l’histoire de continents et de pays parfois lointains et les « marginalités » plus proches de nous s’impose. Dans tous les cas, la photographie et le cinéma opèrent bien comme les éléments de domination d’un groupe d’individus sur un autre. L’acte photographique ou cinématographique marque une distance franche entre celui qui filme et l’Autre, qu’il soit étranger ou aux marges de la société qui s’autoreprésente dans les films de famille et amateurs. Si, au premier regard, les images de famille sont plutôt anodines, un peu insouciantes, juste les reflets d’un quotidien d’une grande banalité, elles sont peut-être d’abord la trace de la domination d’individus sur d’autres. Les « marginalités » qui s’y glissent, peut-être même à l’insu de celui qui filme, sont comme autant d’éclats au cœur d’une réalité sous la domination d’une classe sociale. Elles lézardent par la même occasion une perception apaisée du capitalisme victorieux. Décidément, les films de famille et amateurs, sous le couvert d’images « quelconques » ou « banales » (Roland Barthes), frappées du sceau d’une « esthétique populaire » (Pierre Bourdieu), nous disent beaucoup sur un certain ordre du discours porté plus largement par le cinéma et la photographie.4 C’est avec cet œil attentif et critique que ces photographies et ces films de famille et amateurs valent d’être examinés avec une attention soutenue. Mes notes s’arrêtent ici, pour mieux retourner à toutes ces images qui méritent un regard inquiet et averti. Car, comme l’a écrit Edgar Morin à propos d’un art de la complexité, poser le regard sur ces films de famille et amateurs doit idéalement servir à « confronter l’humanité avec son image pour provoquer une secousse, un choc d’où peut naître une réflexion, une prise de conscience, une ouverture à la pensée interrogative, à la pensée chercheuse ».5 Voilà peut-être où se situe l’enjeu majeur d’un regard appuyé sur des photographies et des films de famille et amateurs. Toutes ces images, parfois prises avec désinvolture et distraction, nous disent beaucoup sur le monde capté par l’œil de la caméra ou le viseur de l’appareil photographique. Comment, enfin, ne pas se dire que ces films et ces photographies nous invitent à penser et à revoir les images d’aujourd’hui, nos images de famille et amateures, pour la plupart prises par une machine considérée pour son intelligence, le smartphone ?


        1 Je renvoie notamment à Michael Löwy qui commente les thèses « Sur le concept d’histoire » dans son ouvrage Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire » (Paris, PUF, 2001). Voir en particulier la Thèse numéro VII. Parmi les publications d’Arlette Farge, je pense en particulier à son livre, déterminant sur le sujet : Les vies oubliées. Au cœur du XVIIIe siècle (Paris, La Découverte, 2019). Il y a bien entendu d’autres travaux importants permettant de préciser la réflexion. Je pense notamment à des « penseurs de l’histoire » comme Carlo Ginsburg, Siegfried Kracauer, ou Michèle Riot-Sarcey, entre autres.

        2 De la nécessité du film. Notes sur les exclus de l’histoire du cinéma, Paris, Mimésis, coll. « Images, médiums », 2021.

        3 Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, coll. « SH / histoire- monde, 2020, p. 51.

        4 Voir successivement Pierre Bourdieu ([sous la direction de], Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Les Editions de Minuit, 1965 p. 91 et p. 95) et Roland Barthes (La Chambre claire, Paris, Cahiers du cinéma/Le Seuil, 1980, pp. 67-68.) Une réflexion approfondie sur les images de famille et amateures doit nous engager à relire et à commenter avec plus de précision les écrits de ces deux auteurs, pour reconsidérer l’importance de ces images dans les histoires du cinéma et de la photographie. Pierre Bourdieu écrit notamment que la photographie est un art moyen parce que « même dans sa forme la plus accomplie [elle] se situe très bas dans la hiérarchie des pratiques artistiques ».

        5 Allusion très explicite est ici faite à Edgar Morin qui réfléchit à cet « art de la complexité » depuis un bon moment. Voir Edgar Morin, « Préface », Le Cinéma un art de la complexité. Articles et inédits – 1952-1962, Paris, Éditions du Nouveau Monde, 2018, pp. 7-8. Voir également Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.


        Édouard Arnoldy est professeur en Études cinématographiques à l’Université de Lille (Département Arts, Faculté des Humanités). Membre du Centre d’Étude des Arts Contemporains (CEAC, ULR 3587), il est un des responsables du programme de recherche ICAR (« Images oubliées. Usages Critiques des Archives photographiques et cinématographiques ») dédié aux films de famille et amateurs. Walter Benjamin et Siegfried Kracauer l’aident à mieux considérer ces images souvent négligées dans l'histoire du cinéma et à réfléchir aux contours d’une historiographie et de films critiques. Édouard Arnoldy a notamment publié Fissures. Théorie critique du film et de l'histoire du cinéma d’après Siegfried Kracauer (Paris, Mimésis, coll. « Images, médiums », 2018) et De la nécessité du film. Notes sur les exclus de l’histoire du cinéma (Paris, Mimésis, coll. « Images, médiums », 2021). 

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