MiraMIRAMémoire des Images Réanimées d'AlsaceCinémathèque régionale numérique
On ne saurait trop le répéter : il est difficile de proposer une définition claire du cinéma amateur. S’il est souvent film de famille ou de tourisme, il prend également la forme de pastiche d’œuvres professionnelles, fiction ou documentaire. Ce qui le définit n’est pas tant son contenu, mais son mode de production et surtout de diffusion : c’est un film inédit qui n’est pas intégré à l’industrie audiovisuelle. Le film amateur partage cet écueil de définition avec le film scientifique qui peut être film de vulgarisation, film d’enseignement ou film de recherche [i], mais se retrouve souvent amalgamé au film documentaire. L’un comme l’autre se dérobent sous les tentatives de définition car ces films ne répondent pas aux règles rigides du 7e art et de la télévision, dont la production, bien que minoritaire en volume, domine notre lecture de l’image animée.
D'ailleurs, le cinéma nait d'expérimentations scientifiques destinées à capter, décomposer et restituer les mouvements du vivant. Avant les frères Lumières et Méliès, ses grands noms sont des médecins, physiciens et astronomes. A la marge de la photographie, en amateurs, ils bricolent de nouveaux appareils qui se mueront peu à peu jusqu'au cinématographe. Le rapprochement des sciences et de la pratique amateur permet donc un nouvel éclairage sur les multiples possibilités de l'images animée, au delà de l'industrie du divertissement.
A l’occasion de la projection « Carnets de recherche : des images pour comprendre le monde » au Jardin des Sciences dans le cadre de la Fête de la Science 2025, MIRA a choisi de mettre en lumière trois filmeurs dont les réalisations se démarquent par le regard curieux qu’ils posent sur le vivant, empruntant souvent aux codes du film scientifique, tout en conservant la liberté et parfois aussi les maladresses de la pratique amateure.
Adolescent, sur les bancs du lycée, Jean-Pierre Rieb rêve d’un système qui lui permettrait d’enregistrer une image toutes les 10 minutes. Dans quel but ? Celui d’altérer le défilement du temps pour observer l’éclosion de plusieurs espèces de fleurs en accéléré. Cela n’est pas aisé : il faut pouvoir déclencher la caméra et le système d’éclairage à intervalle régulier, sans faute, jour et nuit, pendant plusieurs semaines. Tout doit être mécanisé et millimétré. Le film Fleurs Vivantes voit finalement le jour en 1961 alors que Jean-Pierre étudie la zoologie à l’Université de Strasbourg. Ce futur enseignant-chercheur, cinéaste à ses heures perdues, se livre ici à un exercice de style bien connu, amorcé en 1929 par Jean Comandon, l’un des grands noms du film scientifique. Ce médecin de formation réalise La Croissance des Végétaux, parmi 400 autres films scientifiques. Collaborateur du banquier Albert Kahn, passionné de photographie et de cinéma, il dirige le laboratoire de biologie de son Centre de documentation à Boulogne [ii].
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Haut : Fleurs vivantes (1961), Jean-Pierre Rieb - Fonds Rieb © MIRA |
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Une autre influence se dessine dans le film Les Eaux de la Forêt, tourné en 1969. Sur les berges du Rhin, aux alentours de Kilstett et de la Wantzenau, Rieb réalise un film sur la faune du Rhin qui évoque les techniques de Jean Painlevé [iii], pape du film scientifique et fondateur de l’Institut de cinématographie scientifique en 1930. Les Eaux de la Forêt est un film d’une heure environ (réparti sur deux bobines), soigneusement introduit par un générique qui rappelle le film professionnel. On y constate que Jean-Pierre Rieb manie l’art de la narration visuelle : pour raconter le cycle de vie du crapaud commun, il pose la scène sur la rive du cours d’eau où apparait un crapaud puis un autre. L’acte de reproduction s’engage. Vient ensuite la ponte et, par la magie du montage, la vie s’accélère et en quelques minutes les têtards naissent et grandissent. L’approche de Jean-Pierre Rieb n’est pas seulement d’une clarté narrative à relier à sa pédagogie d’enseignant, elle est aussi poétique.
On sent l’influence de Painlevé dans la structure de la séquence et les artifices utilisés : Rieb filme d’abord les animaux en milieu naturel. Mais pour capturer l’infiniment petit, caché dans les eaux du Rhin, soigner ses cadres et obtenir les plus belles images, il doit tricher et filmer ses têtards en aquarium. Ainsi, il obtient de magnifiques plans où les crapauds, encore à l’état larvaire, semblent danser comme des ombres.
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| Les Eaux de la Forêt (1969), Jean-Pierre Rieb - Fonds Rieb © MIRA | ||
Plus tard dans le film, Jean-Pierre Rieb pousse ses observations encore plus loin jusqu’à capturer les êtres microscopiques, pour nous invisibles, qui peuplent les rivières. Comme il travaille à l’institut de zoologie de l’Université de Strasbourg, il a accès à du matériel de pointe. Cinéaste amateur, certes, il n’en demeure pas moins un professionnel des sciences. Il n’en est pas à son premier essai. En 1965, déjà, il réalisait le film Le développement embryonnaire de Brachydanio Rerio dans le cadre de ses activités au laboratoire de zoologie et embryologie expérimentale du professeur J.H. Vivien.
Qu’il dédie ses observations filmiques à l’architecture, la technique, l’archéologie ou la nature, la production de Jean-Pierre Rieb est marquée par son esprit scientifique, à la fois soucieux de produire un propos clair et fasciné par la beauté du détail.
Pierre Fuchs filme avec un public très précis à l’esprit, les collégiens à qui il enseigne les sciences naturelles au collège de Soultz (Haut-Rhin), à partir de 1968.
Plutôt que de s’appuyer sur des films d’édition, Pierre Fuchs filme les expériences nécessaires à ses enseignements, parfois impliquant les élèves eux-mêmes, comme dans le film La Respiration où la classe de 3e 1B est citée au générique.
Ses films conservés par MIRA sont des outils pédagogiques : on y voit des modélisations et des expériences, clairement détaillées, titrées et accompagnées de schémas animés qui clarifient les dispositifs à l’image. Sa famille raconte que tout était susceptible d’être transformé en objet d’étude, comme lors de ce voyage en Italie où une ascension de l’Etna se transforme en tournage à destination de ses classes. On y voit les traditionnelles images de paysages, témoins de la fascination touristique, l'épouse du filmeur en randonnée, mais aussi des expériences menées à flanc de montagne comme lorsque que le cinéaste met feu à l'emballage carton d'une bobine Super 8 par simple contact avec la roche fumante du volcan. Au montage, le filmeur a également ajouté des schémas illustratifs pour définir la topographie du sommet, indiquer les coulées de lave et inclure des explications scientifiques, sans doute détaillées à l’oral pendant la classe. Mais, son fils en témoigne, Pierre Fuchs n’était pas du genre à substituer le film à la pratique : en plus des images, Pierre et sa femme ont également glané toute une collection de roches volcaniques afin que chaque élève puisse conserver son petit bout d’Etna.
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| Etna (1971), Pierre Fuchs - Fonds Etienne Fuchs © MIRA | ||
D’autres films sur les industries techniques (usine marémotrice, verrerie) et des sorties de spéléologie complètent le fonds de ce passionné pour qui la caméra servait à partager ses observations sur le vivant, non pas pour les figer de façon théorique mais dans le mouvement constant auquel le poussait sa curiosité scientifique.
Contrairement à Jean-Pierre Rieb et Pierre Fuchs, Michel Gnos n’est ni enseignant, ni particulièrement féru de sciences. Pourtant, il nous a laissé un film remarquable, accompagné d’une documentation détaillée qui témoigne ici également, d’une démarche de réalisation tournée vers l’observation du vivant.
Michel Gnos est officier de marine depuis plus de quinze ans lorsqu’il se porte candidat pour encadrer une mission scientifique aux îles Crozet, territoire du bout du monde, situé dans les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Seul responsable d’un archipel isolé au climat hostile, il encadre une trentaine de personnes, scientifiques et techniciens, entre les mois de janvier 1978 et 1979. De ses responsabilités professionnelles, on aperçoit dans le film assez peu de choses : des missions de ravitaillements et quelques plans du téléphérique qui sert à l’acheminement des fournitures depuis la baie jusqu’au plateau sur lequel est nichée la base Alfred-Faure.
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| Voyage vers Crozet (1978), Michel Gnos - Fonds Gnos © MIRA | ||
L’arrivée sur l’île est celle d’un visiteur face à l’inconnu. Michel Gnos tente de capturer les images de deux manchots qui nagent à proximité, il filme les côtes de l’île de la Possession avec une superficialité qui rappelle plutôt le film de vacances. S’ensuit le débarquement et la découverte de la base et quelques-unes de ses installations. Ces plans forment une séquence relativement courte dans laquelle on perçoit le sentiment de nouveauté face à cette réalité qui sera la sienne pour l’année à venir. Mais le film ne s’y attarde pas ; une fois le décor posé, Michel Gnos dédie le reste de la bobine à l’observation de la faune locale.
MIRA dispose de nombreux compte-rendus de communications radio entre le cinéaste et sa famille. Dans ceux-ci, il est très souvent question des films et des motivations du filmeur : il veut capturer des images des différentes espèces, particulièrement des manchots dont il espère filmer les naissances. Lors de sa mission, plusieurs projets de recherche sont engagés sur l’île. Mais Michel Gnos ne filme pas la station d’étude du ciel ou l’observatoire de radioactivité de Port-Alfred ; ce qu’il suit avec grand intérêt, ce sont les études des espèces animales. Lors de son séjour, la principale étude scientifique est conduite sur le métabolisme du manchot royal et les facteurs de la mue chez son poussin. C’est en marge de ce travail que Michel Gnos peut accomplir son projet de cinéaste. Il envoie les films en développement chez ses parents qui lui font leurs retours après les avoir visionnés. Toute la famille Gnos est séduite par cette île sauvage et les espèces qui la peuplent.
Au fur et à mesure de son séjour, l’œil de Michel Gnos s’affine. Des premiers manchots aperçus à la hâte depuis le bateau, il parvient à capturer tous les détails en gros plan, avec stabilité et minutie. Il immortalise également les variations de lumière sur l’île de l’Est, seule perspective dans l’immensité des eaux de l’Antarctique. Une autre temporalité s’établit progressivement au visionnage du film qui traduit très certainement le quotidien monotone en même temps que l’émerveillement sans cesse renouvelé du filmeur pour cette aventure hors du commun.
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| Voyage vers Crozet (1978), Michel Gnos - Fonds Gnos © MIRA | ||
Mais c’est ce qui demeure hors du champ de la caméra qui révèle le projet du filmeur : Michel Gnos ne montre que très peu les jours de pluie et de vent, pourtant nombreux. Il ne s’attarde pas non plus sur la vie en communauté, dont les moindres détails sont pourtant consignés dans son rapport de mission. Pas plus qu’il n’immortalise les rares moments de convivialité partagés avec des navires russes en escale (qu’il relatera pourtant à sa famille et dont la preuve demeure dans des photos conservées par son frère). Il est conscient de l’opportunité unique de capturer le vivant qui s’offre à lui et s’emploie à ces enregistrements Super 8 avec une rigueur récompensée.
Ces trois hommes ont produit des films qui peuvent être considérés comme des exceptions dans les collections de MIRA, et dans la production amateure plus généralement. Cependant, leurs films nous rappellent que tourner hors de l’industrie audiovisuelle est à la fois un acte singulier et un regard posé sur le monde. Bien que l’on décèle des emprunts à la grammaire cinématographique classique et aux codes du film d’observation scientifique, il faut garder à l’esprit les limites techniques de l’amateur, l’impossibilité de vérifier ses enregistrements immédiatement et, en corrélation, de faire rejouer les scènes captées sur le vif aux acteurs récalcitrants que sont les plantes et les animaux. Ce sont ces contraintes et l’absence d’enjeux pour la production et la diffusion de ces films qui les rendent d’autant plus touchants et extraordinaires : ils sont le fruit d’une authentique passion pour le partage de la connaissance, dont la caméra se fait le vecteur.
Merci à Christian Bonah, directeur du département d'Histoire des Sciences de la Vie et de la Santé, ainsi qu'à Pierre-Louis Gnos, la famille Fuchs et Jean-Pierre Rieb pour leur aide précieuse. Merci également à Margot Zinck et à l'équipe du planétarium du Jardin des Sciences pour leur accueil à l'occasion de la Fête de la Science 2025.
Les films cités dans cet article sont consultables en ligne sur le catalogue de MIRA :
Jean-Pierre Rieb (Fonds Rieb)
Fleurs vivantes (1961)
Le développement embryonnaire de Brachydanio Rerio (1965)
Les Eaux de la Forêt (1969)
Pierre Fuchs (Fonds Fuchs Etienne)
La respiration (fin des années 1960)
Excitation électrique du muscle (fin des années 1960)
L'Etna avant son éruption (1971)
Michel Gnos (Fonds Gnos)
Mission dans l'archipel Crozet (1978)
[i] Musée départemental Albert Kahn, Entre cinéma et biologie : un laboratoire novateur.
[ii] Isabelle Do O'Gomes (1996). Le cinéma scientifique : l'oeuvre de Doyen, Thévenard et Comandon. La Gazette des archives (173) : 183-189
[iii] Roxane Hamery (2005). Jean Painlevé et la promotion du cinéma scientifique en France dans les années trente. Mille huit cent quatre-vingt-quinze (47) :78-95.
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