MiraMIRAMémoire des Images Réanimées d'AlsaceCinémathèque régionale numérique
Le cinéma d’Albert Kahn n’est pas un art, ni une distraction (entertainment), mais un document scientifique, et un instrument idéologique. Pour lui, les images animées, ce n’est pas « du cinéma », mais un ensemble de documents au service des sciences humaines, et d’une idée[i]. Il s’agit de faire réfléchir les élites sur le monde tel qu’il est, et de faire lire le monde par tous ceux qui ne peuvent le découvrir par eux-mêmes, grâce au cinéma. Grâce à l’image, les hommes du monde entier pourront se connaître.
Tout cela avec pour axiome que les peuples qui se connaissent ne peuvent se faire la guerre. Pour lui, grâce au cinéma, la guerre deviendra évitable.
Plusieurs autres Alsaciens ont suivi ce chemin, dès le début du XXe siècle : Pierre Marcel, Louise Weiss, les Benoit-Lévy, en particulier. Germaine Dulac, plus lointainement rattachée à l’Alsace, est de la même famille spirituelle en matière de lecture du monde.
Pour Albert Kahn le cinéma est un instrument pour réaliser un idéal. Cet idéal, c’est la paix. La paix, c’est L’Orientation nouvelle[ii] que doit prendre l’humanité. Le moyen, c’est le lien entre les peuples, la connaissancequ’ils auront les uns des autres. L’instrument, c’est la rencontre entre les êtres. Quels sont ceux qui peuvent le plus efficacement faire vivre ces réseaux ? Les jeunes intellectuels sont pour lui les plus à même de servir cet idéal :
Pour entrer en communication sympathique avec les idées, les sentiments, la vie enfin des peuples, à qui s’adresser sinon à des jeunes gens choisis dans l’élite intellectuelle et morale de la nation, pas assez âgés pour avoir déjà des idées préconçues, assez mûrs d’esprit cependant pour savoir regarder et comprendre »[iii] .
Pour leur donner les moyens d’aller « regarder et comprendre » les autres pays, il crée en 1898 les Bourses autour du monde, destinées aux jeunes agrégés, hommes, mais aussi femmes dès 1905[iv] – ce qui est tout à fait révolutionnaire en ce début du XXe[v] .
Mais pour ceux qui ne peuvent voyager, il va utiliser l’image. Et il a voulu expérimenter lui-même le processus[vi]. En 1908, Albert Kahn part pour plusieurs mois pour le Japon et la Chine, en passant par les États-Unis, avec son « mécanicien-chauffeur », ingénieur de formation, Alfred Dutertre. Dutertre s’est formé auprès de photographes et de cinéastes, et va réaliser alors plus de 4000 clichés stéréoscopiques et 2000 mètres de pellicule cinématographique(caméra Pathé) qui témoignent de ce « voyage autour du monde ». Quelques mois après son retour, Albert Kahn repart pour deux mois en Amérique du Sud ; en 1909 il visite l'Uruguay, l'Argentine, et le Brésil, sans doute avec un premier photographe professionnel recruté pour son projet de collection d'images, Auguste Léon, qui prend comme Dutertre des plaques stéréoscopiques noir et blanc, mais aussi des plaques autochromes 9 × 12 cm.
Les Archives de la Planète, à partir de 1909, sont la suite logique de ce mouvement. « Sorte d’inventaire photographique de la surface du globe, occupée et aménagée par l’homme, telle qu’elle se présente au début du XXe siècle », elles pourront servir de documents de travail pour les étudiants, et d’outils de compréhension pour tous les esprits curieux. A défaut de connaissance directe, l’image permettra aux humains de découvrir et comprendre d’autres humains.
C’est un travail d’équipe, structuré selon un processus très réfléchi.
Il faut tout d’abord élaborer de bonnes méthodes de travail, et être sûr de produire des images utilisables pour un enseignement, - un enseignement universitaire qui ensuite rayonnera par l’intermédiaire des étudiants devenus professeurs, dans tous les lycées du pays (le lycée commençait alors en classe de 6e). Il veut que sa méthode soit irréprochable, et pour cela désire s’appuyer sur des scientifiques, des spécialistes des sciences humaines, et tout particulièrement de géographie humaine. Il lui faut :
Un homme actif suffisamment jeune, habitué à la fois aux voyages et à l’enseignement, et d’une compétence reconnue comme géographe. Nous lui donnerons tout ce qu’il lui faudra comme appareils et comme opérateurs et au besoin, une de mes maisons pour lui servir de laboratoire et de conservatoire : la photographie stéréoscopique, les projections, le cinématographe surtout, voilà ce que je voudrais faire fonctionner en grand afin de fixer, une fois pour toutes, des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est plus qu’une question de temps[vii].
Il sollicite Jean Brunhes (1869-1930), titulaire de la première chaire de géographie humaine au monde, celle de l’université de Lausanne. Brunhes accepte. En 1912, il devient à 43 ans titulaire de la chaire de Géographie humaine du Collège de France, financée par Albert Kahn, qui lui confie aussi la même année la direction scientifique des Archives de la Planète, inventaire audiovisuel du monde par la photographie en couleur et le cinéma. Il sera son principal collaborateur et ami. Les deux hommes ont la même vision généreuse de la société, et la même soif de paix[viii].
Il va créer une équipe de preneurs de vues : photographes et « cinématographistes ». Il leur faut un regard neuf : « Oubliez tout ce que vous avez appris dans les livres »[ix]. Il veut surtout que ses opérateurs soient libérés des préjugés de la civilisation occidentale, et des idéologies européennes ambiantes. Aucune notion de supériorité de la civilisation européenne par rapport aux autres, aucun souci de prosélytisme. Il partage avec Francis Aupiais, missionnaire avec lequel il travaillera sur l’Afrique, dans un esprit d’ethnologie, avec la certitude que « cette jeune discipline est moins pervertie, si l’on peut dire, par l’influence de la philosophie, plus respectueuse du réel ».
D'autres opérateurs professionnels sont ensuite recrutés et envoyés dans le monde et en France. Les plus prolifiques et aventuriers sont Stéphane Passet, Frédéric Gadmer, Lucien Le Saint, Camille Sauvageot, Paul Castelnau, Roger Dumas, etc.
Entre 1909 et 1931, ce sont ainsi quelque 72 000 autochromes et une centaine d'heures de film qui seront rapportés d'une soixantaine de pays. De nombreux invités d'Albert Kahn sont aussi pris en portrait sur plaque autochrome, à Boulogne ou dans sa propriété du midi (et ces images sont les seules en couleur de très nombreuses personnalités de l'entre-deux-guerres) et filmées. Enfin, pour compléter sa collection, il achètera un certain nombre de films à l’extérieur, en particulier au Service Cinématographique de l’armée, pour documenter la période de la Première Guerre et de l’après-guerre.
Les Archives de la Planète sont le versant iconographique d'un vaste projet de documentation du monde qui sera complété par d'autres formes de diffusion (publications, centres de documentation, etc.) et dont le but est une meilleure connaissance des autres nations pour une meilleure entente, afin de prévenir des conflits meurtriers. Elles sont diffusées dans des cadres scientifiques, utilisées en particulier par Jean Brunhes (en particulier les autochromes) au Collège de France, à la Sorbonne ou lors de conférences à l’étranger, mais aussi dans la propriété d’Albert Kahn.
Les images sont ainsi projetées aux personnalités qu’Albert Kahn souhaite associer à son œuvre à travers différentes associations : la Société autour du monde (1898-1931), qui regroupe les anciens Boursiers Autour du monde, et différents chercheurs et voyageurs permettant de faire rayonner l’œuvre d’Albert Kahn ; le CNSEP, Comité National d’Etudes sociales et politiques (1916-1931) ; et de nombreux invités, souvent prestigieux, venant du monde entier. Parmi eux, Florine Langweil, antiquaire originaire d’Alsace et devenue spécialiste de renommée internationale pour les arts orientaux, mais aussi des artistes comme Rodin ou Manuel de Falla, des écrivains comme Thomas Mann, Péguy, Rabindranath Tagore…, des patrons d’industrie (les Rothschild, Marcel Dassault, Louis Lumière, André Michelin…), des scientifiques (Albert Einstein, le dr Comandon…), des intellectuels (son ami Bergson[x], mais aussi Paul Appell…), des responsables politiques et militaires français et étrangers (Philippe Pétain, l’empereur du Japon…). Il s’agit toujours de s’adresser à une élite susceptible de transmettre son idéal.
Parallèlement à son idéal de paix, Albert Kahn défend les valeurs républicaines à la française.
La liberté : pendant la Première Guerre mondiale, il est aux côtés de la France pour développer sa propagande par le cinéma. Il fournit du matériel, un studio, et finance le tout. Ce patriotisme francophile est en partie explicable par la carrière qu’il a pu faire en France, où il est arrivé à l’âge de 16 ans, et où il accomplira une destinée exemplaire, et par les amitiés qu’il a nouées dans les milieux intellectuels et politiques.
L’égalité : Albert Kahn a voulu défendre l’idée d’une égalité entre les cultures :
La dignité humaine intéresse toute la société humaine (…). Imposer aux uns les institutions des autres, qui ont montré leurs insuffisances, ne serait ni la sécurité ni la justice[xi].
Face au sentiment de supériorité des intellectuels européens, il veut faire connaître et comprendre d’autres civilisations, en particulier celle des « peuples primitifs ». L’exemple le plus évident sera l’œuvre accomplie en Afrique avec des missionnaires, dans le cadre du Dahomey. Certains missionnaires ont compris les cultures africaines et veulent partager leur enthousiasme. Un Alsacien, Mgr Steinmetz, né à Morschwiller en 1868, partage l’idéal de son assistant le père Aupiais. Ils veulent préserver ces civilisations menacées par la colonisation, qui crée « un uniforme et fastidieux nivellement des cultures ». Albert Kahn va travailler avec eux pour enregistrer les différents aspects des cultures du Dahomey.
Le pape Pie XI lui-même encourageait les missionnaires à « sortir de leur réserve et à fournir sur les peuples qu’ils évangélisent des documents de première valeur »[xii]. Certains missionnaires comme Aupiais participeront au CNESP, pour favoriser, disait-il, « la réhabilitation de mes chers Africains ». Il défendra non seulement leurs cultures, mais aussi leurs droits. Il dénoncera en particulier le travail forcé auquel ils sont soumis pour la construction de routes ou de voies ferrées, et s’attirera ainsi l’opposition du gouvernement de Gaston Doumergue, qui obtiendra son départ.
La fraternité : Albert Kahn crée avec son compatriote alsacien le mathématicien Paul Appell (1855-1930) le Comité du secours national au service des civils victimes de la Première Guerre. C’est une œuvre caritative qui va lever des fonds pour « venir en aide, à Paris et en province, aux femmes, aux enfants et aux vieillards dans le besoin, sans distinction d’opinions ni de croyances religieuses ». Selon L’Illustration[xiii], il a servi plus de 60 millions de repas et distribué 65 millions de francs par l’organisation de cantines, d’orphelinats, de secours en espèces, d’assistances aux réfugiés, etc.
Enfin, persuadé de l’intérêt de la prophylaxie défendue par le Comité National d’Etudes Sociales et Politiques, il crée en 1929 à l’Université de Strasbourg le premier Centre de médecine préventive, destiné d’abord aux étudiants en médecine, puis à tous les étudiants. L’Etat autorise peu après les universités à percevoir une taxe pour financer ces centres, et dans les années trente l’exemple strasbourgeois sera suivi à Lyon, Paris, Bordeaux, Toulouse, Caen, Poitiers, Grenoble, Montpellier.
Et sa solidarité s’étend à toutes les formes de vie. C’est pourquoi il met aussi sa fortune au service de la science. Il crée en 1928 un Centre de Biologie, « pourvu d’appareils permettant d’enregistrer au cinéma la vie de la matière, des plantes, des animaux ; de grossir, de réduire leurs aspects pour les adapter à l’échelle de nos sens, d’en accélérer ou d’en ralentir à volonté le rythme… ». Pour lui le monde ne se résume pas à l’humain, c’est une donnée remarquable de sa lecture du monde.
Ainsi, Albert Kahn, archiviste du monde, a su développer une œuvre unique et monumentale. Pourtant il est mort ruiné, et est resté méconnu pendant des décennies. A sa mort en 1940, ses films et photos sont estimés à 500 francs, - le prix de ses valises. Il faut attendre 1974 pour qu’on crée un poste de conservateur de l’ensemble de ses créations : maisons, jardins, images, documentation. Jeanne Beausoleil est alors seule dans ce poste, mais a su avec intelligence partager sa compréhension et sa passion pour l’œuvre multiforme d’Albert Kahn. Aujourd’hui la maison Albert Kahn et les jardins sont inscrits à l’inventaire des monuments historiques (en 2015), et depuis 2022, un Musée entièrement repensé met à la disposition d’un large public les Archives de la Planète, dans le cadre de sa propriété de Boulogne.
Longtemps méconnu, ce génial utopiste alsacien est considéré à juste titre comme un précurseur de la défense d’un humanisme moderne fondé sur le respect de l’homme et de la nature. A la base de toute sa pensée, il y a la certitude que la tolérance accompagne nécessairement une vraie connaissance de l’autre, qui dans son esprit ne peut conduire qu’au partage et à la paix. Ignorant sa propre gloire, il était profondément altruiste : « Je travaille pour l’humanité, je sers le genre humain [xiv]».
Albert Kahn est exceptionnel par l’ampleur de ses réalisations. Il n’est cependant par le seul à avoir voulu utiliser le cinéma pour défendre un idéal. Il y eut, à partir de la Première Guerre surtout, tout un courant qui a pris conscience très tôt de l’importance phénoménale que pourrait revêtir le cinéma pour enregistrer l’état du monde, et le donner à lire, pour l’utiliser aussi à des fins idéologiques.
On ne reviendra pas ici sur les exemples politiques très connus de tous les leaders des régimes totalitaires qui ont utilisé le cinéma comme instrument de propagande. Je ne retiendrai ici que des exemples de cinéastes qui avaient une vision idéaliste du cinéma, et qui sont des contemporains d’Albert Kahn. Ils l’ont pour certains rencontré, et ont pu comme lui ressentir très fortement la fragilité du monde et l’importance de l’archive, ainsi que la précarité de la paix et la nécessité de la défendre.
Etabli à Paris, il a comme Albert Kahn une origine juive alsacienne et il sera comme lui à l’origine d’une immense banque d’images, toujours en activité : les archives cinématographiques et photographiques de l’armée (ECPA-D, Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense).
Pierre Marcel est un brillant historien d’art, qui évolue dans les milieux intellectuels parisiens, en particulier les cercles dreyfusards. Il devient le secrétaire de Jeanne Weill, directrice de l’Ecole des Hautes études sociales et crée une section de journalisme au sein de l’Ecole. En 1912, il est nommé professeur d’histoire générale à l’École nationale des Beaux-Arts.
Persuadé de l’importance de l’image et de la valeur irremplaçable des archives filmées, il s’efforce avec son ami le journaliste J.-L. Croze, d’en convaincre ministres et militaires. Ils veulent créer un service cinématographique des armées, qui filmerait au front des vues « destinées aux archives et au public ». Galliéni, homme d’ouverture, est plutôt favorable au projet, mais Joffre y est hostile. Et Pétain ne veut pas entendre parler de cinéma : « Nous nous battons, Monsieur, nous ne nous amusons pas ». Opiniâtres, Pierre Marcel et Jean-Louis Croze obtiennent finalement en février 1915 l’ouverture d’une Section Cinématographique des Armées (S.C.A.), dotée de quatre opérateurs fournis par chacune des quatre grandes maisons de production de l’époque (Éclair, Éclipse, Gaumont, Pathé). Très rapidement, elle prend une grande ampleur : adjonction d’un Service Photographique (et la S.C.A. devient la S.P.C.A.), édition hebdomadaire d’Annales de guerre dès 1917 (jusqu’à 1200 mètres de film) diffusées dans tous les cantonnements et les gares. En 1918, la S.P.C.A. comprend plus de 800 photographes et cinéastes (dont Gance, L’Herbier...) et lègue à la postérité 250 kilomètres de pellicule.
Albert Kahn, partageant la même passion pour l’image, pour l’histoire et pour le document photographique et cinématographique, ne pouvait éviter de rencontrer Pierre Marcel. Les archives du Musée Albert Kahn en témoignent[xv] : « Pierre Marcel assistait à une projection le 7 septembre 1916, en compagnie de M. Léon, messieurs Jougla, Challaye et Jean Brunhes ».
Pierre Marcel travaille aussi avec le Bureau d’Etudes d’Alsace-Lorraine et Albert Kahn pour préparer la réintégration des « provinces perdues » dans la République. Ils vont faire œuvre de « propagande », c’est-à-dire de communication (le mot est devenu insupportable depuis l’utilisation massive de cette pratique par les régimes totalitaires, mais il est alors plutôt synonyme de « publicité », sans côté péjoratif).
Ainsi on retrouve chez Pierre Marcel bien des points communs avec Albert Kahn : défense passionnée de l’archive audiovisuelle, et utilisation de l’image au service d’un idéal, ici aussi intellectuel (l’archive image pour conserver une trace incomparable des événements, la guerre en particulier) et politique : le cinéma au service du patriotisme français.
Ils ont collaboré dans ce sens. Albert Kahn a offert ses moyens techniques et financiers, ce qui beaucoup aidé à la réalisation d’un cinéma de propagande au service de la France. « La combinaison Kahn », définie très clairement dans un rapport sur « La Propagande par le Cinématographe » rédigé par la section cinématographique du Bureau d’Etudes d’Alsace-Lorraine :
Monsieur Kahn est un Alsacien qui, après avoir réalisé une grosse fortune dans la banque consacre cette fortune à des œuvres philanthropiques. C’est un amateur de travaux photographiques (couleurs) et cinématographiques. Il a déjà prêté son installation à la S.P.C.A. Tout disposé à nous apporter son entier concours, il tient à notre disposition son laboratoire avec le matériel, les produits, les pellicules[xvi] et les opérateurs dont il se sert habituellement et qu’il paye. Il sera susceptible par la suite de nous monter dans sa propriété de Boulogne-sur-Seine une installation-modèle avec décors spéciaux. Nous ferions les frais artistiques des films (paiement des artistes, location des costumes, meubles et accessoires) Monsieur Kahn prenant à sa charge tous les frais de la réalisation photographique. Le film terminé, Monsieur Kahn, agissant comme propriétaire d’une marque nouvelle, le vendrait (c’est sûrement le plus difficile à obtenir de lui, car il se refuse à réaliser tout bénéfice matériel depuis qu’il a abandonné les Affaires). Nous lui suggérerions d’indemniser les scénaristes, opérateurs etc., et de réserver le reliquat des bénéfices à la production de nouveaux films de propagande.
Kahn participe au financement de la propagande pendant la guerre, sans réserve. Lallemand, pour les Services d’Alsace-Lorraine[xvii], le remercie[xviii] :
« Grâce à l’installation modèle que vous voulez bien nous permettre d’utiliser, nous avons la certitude d’obtenir mieux que ce que produit actuellement le commerce, et de réaliser rapidement, dans l’esprit que nous nous proposons, un vaste programme cinématographique.
De même, les conférences en préparation sur l’Alsace en acquerront un plus grand intérêt et une plus grande portée sur les foules, illustrées qu’elles seront par des projections en couleurs sortant de votre laboratoire.
Recevez ici l’expression de notre reconnaissance pour la contribution si large que vous apportez aujourd’hui au succès de nos opérations de propagande, et par là, au triomphe de nos aspirations nationales »
Et Albert Kahn lui répond :
Je voudrais donner plus que mon existence pour la cause que vous avez entre vos mains[xix].
L’image est une arme, Albert Kahn et Pierre Marcel en avaient une conscience claire. Mais ils voulaient la mettre au service de la paix.
Louise Weiss (1893-1983) partage le même idéal. Elle aussi est alsacienne par ses deux parents, et juive par sa mère. Son origine alsacienne et l’attachement à la province où résidait encore une partie de sa famille, l’ont fortement marquée. Et plus encore sans doute son expérience dans les hôpitaux de campagne pendant la Première Guerre mondiale, alors qu’elle n’a que 21 ans.
Aussi a-t-elle consacré sa vie à la poursuite de la paix, d’abord en travaillant pour plusieurs journaux, puis en s’engageant pour le vote de femmes, - car elle était convaincue que l’octroi du droit de vote aux femmes contribuerait à prévenir la menace d’une Seconde Guerre mondiale[xx], et enfin en réalisant des films destinés à faire mieux comprendre les autres peuples.
Louise Weiss considère le journalisme comme un moyen de « faire la guerre à la guerre ». Elle le fait dans divers journaux, en particulier dans L’Europe nouvelle[xxi], journal dont elle est co-fondatrice en 1918, puis rédactrice en chef de 1920 à 1934. Désemparée par l’arrivée d’Hitler au pouvoir, elle réoriente son action vers la défense des droits des femmes[xxii]. Les femmes étant à l’époque exclues de la politique française, elle utilise l’écriture pour exprimer ses opinions et défendre les causes qui lui sont chères, telles que la paix et l’égalité.
Après la Deuxième Guerre mondiale, elle décide de partir dans le monde et de tourner des films. C’est très étonnant, parce que ce qu’elle ignore tout de la technique cinématographique. Elle est journaliste de la presse écrite et écrivain. Elle s’en explique. Elle a des raisons personnelles : sa vie est bouleversée, sa vie privée comme sa vie professionnelle, - à l’arrêt comme journaliste. Or elle veut continuer à se battre autrement.
Il y a aussi des raisons intellectuelles à ce désir d’ailleurs. Elle estime qu’elle ne connaît que l’Europe alors que la vie politique est mondialisée. Elle est désespérée par la Deuxième Guerre mondiale et le naufrage de la civilisation européenne. Elle est, écrit-elle, « consternée par l’incapacité de son continent à se conduire autrement qu’en petit cap fou de l’Asie[xxiii] ».
Elle pourrait renoncer devant l’ampleur du désastre, mais elle a une énergie et une curiosité formidables. Elle a « du courage à revendre », dit-elle. Elle veut comprendre, et agir. Alors en 1945 elle se rapproche du sociologue Gaston Bouthoul[xxiv] (1896-1980) pour créer l’Institut français de polémologie, groupe de chercheurs, de scientifiques, qui vont étudier ce qu’est la guerre. Et essayer de mettre au point un « pacifisme scientifique ». C’est en quelque sorte le prolongement de sa « Nouvelle école de la Paix. Centre pour l’étude des relations extérieures et l’enseignement de la Société des nations », fondée à Paris en 1930.
Puis elle décide d’aller voyager dans le monde, pour essayer de comprendre non pas dans les textes, mais sur le terrain, par l’expérience vécue, pourquoi la civilisation européenne a manqué à ce point à ses idéaux humanistes. Et pour voir si d’autres civilisations ont trouvé de meilleures solutions : elle « part à la recherche des intuitions guidant les âmes ». Elle voudrait aussi comprendre pourquoi certaines cultures ont disparu et pourquoi l’Occident périclite : « Rechercher, dans l’écroulement des sociétés passées, les raisons de la fragilité de la civilisation contemporaine ».
Et elle veut le partager sa lecture du monde, la transmettre en organisant des projections pour « laisser aux jeunes un mémorial de l’époque passionnée, déchirée, qui a été la mienne[xxv] ».
On retrouve ainsi des points communs très fort avec l’idéal d’Albert Kahn : une insatiable recherche des conditions de la paix, une foi dans la connaissance, une volonté de comprendre le monde, et de le donner à lire aux générations présentes et futures. C’est pourquoi elle fera partie du Comité National d’Etudes sociales et politiques (1916-1931) créé par le banquier pacifiste. Ils débattent de questions sociales, économiques et politiques. Et Albert Kahn espère que ces rencontres internationales serviront la cause de la paix. Il espère aussi diffuser l’humanisme et « l’universalisme français[xxvi] », la croyance au progrès grâce à la science et à l’expertise. Louise Weiss partage complément ces valeurs.
Mais les conditions matérielles de la cinéaste Louise Weiss sont bien différentes de celles du tournage des Archives de la planète : elle ne peut compter sur une fortune personnelle, et doit trouver des producteurs pour financer ses expéditions cinématographiques. Elle sollicite l’Etat, pour filmer les actions culturelles françaises à l’étranger, en particulier des fouilles archéologiques. Puis elle se rapprochera de « Connaissance du monde », organisme créé en 1947 qui propose à la salle Pleyel à Paris, puis dans toute la France, des projections de films 16mm en présence de leur auteur.
Ainsi Louise Weiss a réalisé une vingtaine de films documentaires, tournés dans le monde entier, et sur une période de 21 ans, - en gros, un film par an. Alors elle voyage, et elle filme, et elle écrit. De 56 à 77 ans…
Ses films montrent la beauté de la planète, mais aussi dénoncent la folie d’un monde qui, selon elle, pullule (trop d’enfants), qui pille toutes les richesses de la planète (elle a une pensée écologiste très forte), et crée une rivalité entre les peuples qui ne peut conduire qu’à la guerre pour s’approprier ces richesses aux dépens des autres.
Aujourd’hui, ses films sont conservés pour partie aux Archives Françaises du Film (Centre National de la Cinématographie), mais les droits appartiennent au musée de Saverne, conformément à la volonté de Louise Weiss.
La journaliste, écrivaine, cinéaste et femme politique Louise Weiss a été une voix influente dans les affaires françaises et internationales des années 1920 jusqu’à son décès, infatigablement, jusqu’à sa mort et même au delà[xxvii]. Sa lecture du monde est restée vivante.
Les Benoit-Lévy impliqués dans le cinéma sont deux : Edmond, et son neveu Jean. Leur famille est d’origine alsacienne et juive. Ils sont tous les deux fortement engagés dans la défense d’un cinéma au service de la nation et du peuple. Pour eux, le cinéma est une nouvelle forme de lecture du monde, plus accessible à tous.
Edmond Benoit-Lévy (1858-1929) n’était pas destiné au cinéma. Avocat, il se dévoue pourtant entièrement au cinématographe, au grand étonnement de ses confrères : « « Je lui attribuais de l’inconscience pour exercer un métier d’aussi mauvais goût », rapporte le jeune journaliste et futur réalisateur Henri Fescourt[xxviii].
Mais Benoit-Lévy a une vision idéalisée du cinéma : il vaut en faire un instrument d’éducation populaire[xxix]. Il se donne pour mission la démocratisation de la beauté grâce au cinéma. Il fonde en 1905 la première revue de cinéma : Ciné-Gazette[xxx], pour partager ses idées. Il veut de belles salles, « des salles de bonne compagnie », car, dit-il, « le délabrement et la saleté encouragent à accueillir des productions viles ». Ainsi, en 1906, il devient directeur de la « Société anonyme pour exploiter le Cinématographe Pathé » et ouvre le « Théâtre du Cinématographe Pathé » (bientôt « Omnia-Pathé ») 5 boulevard Montmartre, puis trois autres salles parisiennes. Il s’occupera ensuite des salles du Nord et de l’Ouest de la France. Il veut de beaux films, et il en produira beaucoup. Il veut pour cela de bons auteurs, et il se rapproche des grands écrivains de son temps. Il veut non seulement des adaptateurs d’œuvres littéraires, mais aussi des créations pour le cinéma. Il recourt aussi à des musiciens de renom pour accompagner ses films, muets à cette époque. Juriste, il va s’attacher à défendre la propriété intellectuelle de ses auteurs, autour de la Société Cinématographique des Auteurs et Gens de Lettres.
Son premier film sera L’Arlésienne, joué par les meilleurs acteurs du théâtre de l’Odéon, et accompagné d’une musique de Bizet. Le plus important, « événement capital de l’histoire du cinéma français », comme le souligne l’historien du cinéma Jean-Jacques Meusy, fut L’Enfant prodigue, film d’une heure et demie, - longueur exceptionnelle pour l’époque, sorti en 1908, produit en collaboration avec l’auteur Michel Carré. Certes, il s’agit encore de théâtre filmé, mais un véritable travail de transposition pour le cinéma a été accompli, en collaboration avec l’auteur - deux éléments également révolutionnaires pour l’époque.
C’était un homme intègre, et un homme de convictions. Ses idées ? Soutenu par son engagement dans la franc-maçonnerie, un attachement solide à la France républicaine défendant les droits de l’homme. Un amour fidèle pour l’Alsace, qu’il voulait française : il raconte avoir été en larmes en voyant le film L’Entrée des Français à Strasbourg en 1918. Une éducation populaire, enfin, et ce grâce au cinéma. Fils d’instituteur, membre de la Ligue de l’Enseignement, il juge indispensable d’élever le niveau de formation du peuple, afin que tous les citoyens soient vraiment aptes à exercer leurs responsabilités politiques : pour lui il ne peut y avoir de peuple souverain sans peuple formé et informé. Il pense que le cinéma peut énormément aider les instituteurs et professeurs dans leur tâche, et collabore dans ce but avec l’Instruction Publique au sein d’une association spécialement fondée à cet effet : la Société Pro-Ciné, dont il sera le Secrétaire Général. Dans le même but, il fondera en janvier 1920 la Société Juvénia-Film, aux objectifs clairement définis : « Education-Instruction-Récréation ».
Par ailleurs, pendant la Première Guerre, il devient sous le pseudonyme de Francis Mair l’auteur de plusieurs scenarios patriotiques : Les Vainqueurs de la Marne, Le Poilu de la Victoire, Le Pardon glorieux, Le Bonheur qui revient, et Les Lois du monde.
On retrouve là le double idéal que lui a transmis son père, bien des années auparavant. Un idéal proche de celui d’Albert Kahn.
C’était un grand humaniste et un homme généreux : « Benoit-Lévy est fraternel. Je ne vois pas de meilleure façon de résumer l’esprit et la personnalité de cet homme qui a cent fois ou mille fois prouvé une impressionnante virtuosité de businessman, mais qui n’a jamais pu s’empêcher d’y apporter son cœur. » selon Louis Delluc[xxxi].
Héritier spirituel de son oncle Edmond, Jean Benoit-Lévy a déployé une énorme activité au service du cinéma, de la France et de la paix, et sa lecture du monde et du cinéma est proche de celle d’Albert Kahn.
Pour lui aussi, le cinéma est un instrument. « Idéaliste au-delà de toute expression », comme le qualifiait son ami Charles Delac, il estime que le cinéma doit « entretenir la mystique de la vérité, de la beauté, de la fraternité, et lutter contre ce matérialisme insensé qui a mené la civilisation si près de l’abîme », comme il l’écrit dans son livre Les grandes Missions du Cinéma.
C’est dans ce but qu’il réalise plus de trois cents films éducatifs, dont Prospérité (1928), un film muet tourné en Alsace, à la gloire d’une « puissance mystérieuse et bienfaisante : l’électricité ». Proche des idées de Jean Macé[xxxii] (1815-1894, co-fondateur de la Ligue de l’enseignement) ou de G.-M. Coissac (fondateur des revues Le Fascinateur et Le Cinéopse), il fut « un des pionniers du film d’enseignement et d’éducation » selon Marie Epstein, avec laquelle il réalisa de nombreux films. Il appelait les documentaires des « films de vie ».
Il a par ailleurs réalisé une dizaine de films de fiction, dont La Maternelle[xxxiii] (1933) avec Madeleine Renaud.
Il a aussi œuvré au service de la France, en particulier lors de son séjour aux Etats-Unis où les persécutions nazies l’ont amené à se réfugier pendant la Deuxième Guerre. Avec des hommes comme Claude Lévi-Strauss, Jacques Maritain, ou Henri Focillon, il s’est employé, par des cours (à l’Ecole Libre des Hautes Etudes, à l’Université de Columbia à New York), des conférences, des publications, des émissions, des disques, à faire connaître la France en Amérique.
Il a exprimé cet idéal dans Les Grandes missions du cinéma, livre publié à Montréal en 1945. Comme Albert Kahn, il a aussi voulu mettre le cinéma au service de la paix et de la compréhension entre les peuples. Pour cela il a créé de nombreux organismes cinématographiques, et a joué un rôle dirigeant dans les plus hautes instances culturelles et politiques mondiales : directeur de l’Information audiovisuelle à l’O.N.U., directeur du Conseil Exécutif du Cinéma, fondateur du Conseil International du Cinéma et de la télévision à l’UNESCO.
Germaine Dulac est la deuxième femme après Alice Guy à être reconnue comme réalisatrice de cinéma. Artiste d’avant-garde, elle défend un « cinéma pur », et veut diffuser sa conception du Septième Art en participant à des débats. Amie de Louis Delluc, grand promoteur des ciné-clubs à la suite du pionnier Edmond Benoit-Lévy, elle se voue comme lui à la promotion d’un cinéma de qualité.
A Strasbourg, par exemple, où elle vint ainsi le 27 février 1930, présenter aux Strasbourgeois « la toute première vision de ses plus beaux films », dans le décor moderniste de l’Aubette :
« La causerie qu’elle fit à l’Aubette pour les « Amis » était une profession de foi autant qu’un exposé des diverses idées que fait naître la cinématographie (…). Les œuvres présentées par leur réalisatrice étaient : La souriante Madame Beudet, L’Invitation au voyage, La Coquille et le Clergyman, et Disque 957. Elles furent chaleureusement accueillies par l’assistance, bien que certains spectateurs manifestassent un peu de surprise (ou d’inquiétude) en leur for intérieur, bien entendu – devant les conceptions nouvelles et hardies de certaines bandes[xxxiv]. »
Par ailleurs, un autre aspect de l’œuvre de Germaine Dulac est, par le fait du hasard, en lien avec l’Alsace : c’est à Colmar qu’a été retrouvé Le Cinéma au service de l’Histoire, remarquable film de montage d’actualités sorti en 1935, réalisé alors que son auteure était employée chez Gaumont. Elle y dirige en effet, à partir de 1932, le nouveau magazine France-Actualités- Gaumont.
Raymond Borde, fondateur de la Cinémathèque de Toulouse, raconte comment ce film a été tiré de l’oubli[xxxv]. Une copie nitrate avait été récupérée par la Cinémathèque de Toulouse dans un lot de films français et allemands des années 30 et 40 qui était la propriété de l’« Alliance Cinématographique Rhin et Moselle » de Colmar, société de distribution fondée en 1930 par divers exploitants d’Alsace et de Lorraine et liquidée en 1967. Entré à la Cinémathèque de Toulouse en 1979, le film a dormi incognito dans ses boîtes pendant des décennies. Le Cinéma au service de l’histoire n’est réapparu que lors d’un inventaire systématique établi par la Cinémathèque de Toulouse.
C’est un film de création, et un film militant. Défendant les principes démocratiques contre la montée des totalitarismes, il appelle à la paix alors que s’affrontent ce que Germaine Dulac appelle des « mystiques » opposées : « mystique marxiste » (stalinienne), « mystique raciale » (hitlérienne), « mystique fasciste » (mussolinienne), « mystique prolétarienne » (Front populaire). Grâce au cinéma, elle espère faire reculer la montée du bellicisme :
Les actualités sont le plus grand moyen de correspondance entre les peuples et les classes. C'est donc internationalement et socialement qu'il faut envisager le problème des actualités qui contiennent, en plus, l'esprit du vrai cinéma.
Pourtant le film s’achève sur un roulement de tambour, et Le Cinéma au service de l’histoire n’empêchera pas la montée des périls et la guerre. Mais il nous sert à mieux comprendre les dangers et les idéologies du XXe siècle. Et les lectures du monde partagées par des idéalistes pacifiques et engagés, comme Albert Kahn et Germaine Dulac.
Pendant les années de l’entre-deux-guerres, Albert Kahn et ceux qui partagent le même idéal, ont proposé une nouvelle utilisation du cinéma, politique au sens plein du terme : devant participer à une vie commune riche et apaisée dans le cadre de la polis, de la nation, et du monde. Ils s’appuient sur une lecture du monde humaniste, tournée vers le respect du passé, et la volonté de travailler à un avenir pacifié. La Deuxième Guerre en sonne le glas. Albert Kahn meurt ruiné en 1940 ; Germaine Dulac décède en 1942 ; victimes de la politique antisémite de Vichy, Pierre Marcel est victime des collaborateurs, et Jean Benoit-Lévy doit quitter la France. Il a fallu beaucoup de temps pour que leur cinéma soit reconnu à leur juste valeur : une lecture humaniste du monde, et un cinéma engagé au service d’un idéal.
Sources et bibliographiedocx - 29 Ko
31, rue Kageneck 67000 Strasbourg | Tél. 03 88 22 03 32 | www.miralsace.eu | contact@miralsace.eu
powered by diasite | designed by yurga.fr