MiraMIRAMémoire des Images Réanimées d'AlsaceCinémathèque régionale numérique
Des compositions rigoureuses, un noir et blanc à la fois dramatique et d’un réalisme saisissant, la beauté du geste ouvrier au coeur du récit industriel : telles sont les photographies que découvre Sophie Desgeorge lors de la réalisation d’un film consacré au Port Autonome de Strasbourg. Documentant avec sensibilité le travail ouvrier au sein de l’industrie portuaire, ces images mettent en valeur l’effort physique, la technicité des gestes et la discrétion d’un savoir-faire maîtrisé, sans occulter la présence constante du danger imposé par l’échelle monumentale des structures mécaniques. En rendant sensible la tension propre à ce monde où le corps humain demeure le premier instrument de production – garant de la maîtrise technique autant que révélateur de la fragilité de la condition humaine – la photographe Alice Bommer, encore largement méconnue, marque durablement la réalisatrice, qui initie alors en 2024 un projet visant la reconnaissance de son travail.
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Alice Bommer, Port Autonome de Strasbourg |
Photographe documentaire et de reportage, Alice Bommer (1923-2004) a eu une carrière prolifique s’étendant sur près de 50 ans, ayant travaillé pour le compte de nombreuses sociétés et institutions de la région. Elle s'est imposée comme une figure centrale de la photographie du monde rural, de l'artisanat, ainsi que des activités industrielles et commerciales en Alsace. Dotant ses clichés d'une indéniable qualité artistique, elle a su capturer l’âme des lieux et des métiers, ce qui l’a conduite à partager son regard unique en enseignant à l’École supérieure des arts décoratifs et à l’École de journalisme de Strasbourg, influençant plusieurs générations de photographes et de journalistes. Ses images, aujourd’hui dispersées à travers divers fonds d’archives, ont en grande partie été identifiées par une première commission d’enquête réunie par MIRA (Mémoire des Images Réanimées d’Alsace).
Cependant, de nombreuses autres demeuraient encore à découvrir, et c’est cette mission fascinante qui m’a été confiée.
En me plongeant dans les témoignages de François Pétry – historien, archéologue et professeur – retraçant avec précision et sensibilité la biographie d’Alice Bommer, j’ai pu amorcer un travail de repérage : dresser un tableau des lieux, des noms et des pistes potentielles où pourraient se trouver les photographies de Bommer, éparpillées entre Paris, Munich et Strasbourg. Ce repérage s’est doublé d’une exploration attentive des ouvrages, des journaux spécialisés et autres archives dans lesquels son nom apparaît parfois en marge. Pour parvenir à contacter certaines personnes clés, il m’a souvent fallu passer par de nombreux relais : photographes, chercheurs, documentalistes, conservateurs, chacun me redirigeant vers un autre contact. Il arrivait que je doive franchir une dizaine d’intermédiaires avant d’obtenir enfin une adresse ou un échange utile.
Cette enquête, loin d’être linéaire, s’est tissée au fil de recherches minutieuses, de correspondances entamées puis laissées en suspens, de visites tantôt vaines, tantôt décisives, jusqu’à aboutir à la découverte de photographies captivantes. Le décès de François Pétry, survenu une semaine après la fin de mon stage, rend d’autant plus précieux les articles rédigés de sa main ayant initié cette quête, et rappelle aussi que certaines sources se ferment définitivement. Si nous sommes encore loin d’avoir toutes les réponses, ce travail de 70 heures m’a permis d’assembler les premières pièces d’un puzzle complexe, dont je propose ici une lecture partielle et subjective. Voici un aperçu des recherches que j’ai menées pour approfondir le contexte de la formation d’Alice Bommer à Munich pendant la Seconde Guerre mondiale, à la croisée de l’Histoire, des archives et du regard.
L’envie d’apprendre la photographie se manifeste très tôt chez Alice Bommer. À 18 ans, la jeune alsacienne dépose une demande d’inscription à l’une des écoles les plus réputées d’Allemagne : la Bayerische Staatslehranstalt für Lichtbildwesen de Munich où elle est admise à la fin de l’été 1941, qui accueille alors quelque 500 apprentis.
En pleine Seconde Guerre mondiale, entreprendre des études de photographie en Allemagne, alors sous régime national-socialiste, peut sembler un choix surprenant. Mais pour Alice Bommer, il n’en est pas tant : « J’y suis entrée parce que je voulais faire de la photographie. Puis mon père s’est renseigné : où était-ce possible ? Et c’est comme ça que je suis arrivée à Munich. C’était un peu difficile au début, étant donné la langue allemande – surtout pour la théorie – mais on s’y fait, tout de même. »1 Fondée en 1900, l’école de Munich s’est imposée tout au long du XXe siècle comme une référence, grâce à son rôle pionnier et son statut de moteur dans l’enseignement institutionnalisé, entièrement dédié à la photographie. Initialement dédiée à l’élévation de la photographie au rang d’art, l’école évolue dès les années 1930 vers une pédagogie élargie, intégrant les disciplines suivantes « micro et macrophotographie, design d’affiche, reportage, photographie aérienne, d’architecture historique, publicitaire, reproduction d’œuvre d’art, photographie de mode puis de théâtre. » 2
Des figures comme Hans Schreiner, Hanna Seewald ou Willy Zielke participent à ce renouveau, sous la direction d’Arthur Schlegel, historien de l’art et photographe nommé en 1932. Celui-ci engage une réforme profonde, rompant avec la tradition du portrait retouché et des tirages précieux, pour ancrer l’école dans les réalités contemporaines du métier.
Alice Bommer bénéficie d’un enseignement à la fois rigoureux et résolument tourné vers la modernité. Elle est profondément marquée par deux courants esthétiques majeurs de la photographie allemande de l’entre-deux-guerres : la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité) et la Neue Sicht (Nouvelle Vision). Le premier prône une approche froide et factuelle du réel, une forme de réalisme sans affect, qui cherche à rendre le monde tel qu’il est, sans le dramatiser ni l’idéaliser. Le second, influencé par le Bauhaus et les expérimentations avant-gardistes, explore des angles de vue inédits, des cadrages plongeants, des jeux d’ombres et de lumière, pour faire de la photographie un langage propre, détaché des canons de la peinture. Tous deux rejettent les effets flous ou romantiques du pictorialisme au profit d’une image nette, précise, mécanique, où la caméra est envisagée comme un outil d’analyse et de révélation du réel.
Mais au-delà des principes esthétiques, c’est surtout une méthode de travail rigoureuse qu’elle assimile. La jeune photographe y apprend une véritable discipline du regard : l’analyse minutieuse de l’objet à photographier, la maîtrise de la composition, le soin apporté à l’éclairage – autant de fondements qui marqueront durablement sa pratique. L’enseignement technique dispensé à Munich est particulièrement exigeant : chimie de la photographie, traitement et fabrication des couleurs, optique, reproduction, copie, retouche... rien n’est laissé au hasard. Les élèves reçoivent une formation complète, qui les prépare à tous les champs de la photographie professionnelle : portrait, architecture, publicité, reportage. Une école où l’on formait à la fois l’œil et la main, avec une exigence rare.
Le contexte de guerre et le cadre idéologique imposé par le régime national- socialiste ont-ils influencé le fonctionnement de l’école fréquentée par Alice Bommer ?
La question s’est naturellement imposée au fil de mes recherches, d’autant que les documents disponibles à son sujet restent plutôt discrets sur ce point. Une certaine zone d’ombre subsiste, laissant entrevoir un pan de son parcours encore peu documenté. Pourtant, comme le montre l’ouvrage de référence Lehrjahre Lichtjahre (2000) 3, le contexte politique de l’époque imprègne fortement l’organisation de l’école.
Dès août 1933, l’établissement reçoit, comme toutes les institutions d’enseignement supérieur, l’instruction de limiter à 1,5 % le nombre d’élèves « non- aryens » – les élèves au-delà de ce quota devant être renvoyés au plus vite. Arthur Schlegel, directeur depuis 1932, fait lui-même l’objet d’une surveillance du NSDAP en raison de son manque supposé de ferveur idéologique. Sous pression, il recrute des personnalités comme Karl Henseler, membre du parti, davantage pour des considérations politiques que pour leurs compétences pédagogiques.
Si l'introduction du service du travail du Reich et de la deuxième année de service militaire obligatoire avait déjà laissé des traces évidentes sur le nombre de candidats, le début de la guerre eut des répercussions encore plus graves sur le fonctionnement de l'école.
Certaines matières, surtout théoriques, ont dû être supprimées du programme par manque de personnel ou n'ont pu être enseignées que de manière très limitée. Aussi, le budget de l'État a été réduit de manière drastique, les subventions de l'industrie sont devenues plus rares et des goulots d'étranglement sont apparus, notamment dans l'approvisionnement en papier. En outre, un poste de secours de la protection aérienne civile a été installé dans certaines parties du rez-de-chaussée et dans la cave de l'école.
A partir de l'année scolaire 1942/43, l'établissement a dû travailler à plusieurs reprises pour la Pionierschule für schweren Brückenbau (école du génie militaire pour la construction de ponts lourds) de la Wehrmacht. Pour introduire cette activité dite « importante pour la guerre », le major Wahl a donné une conférence sur l'importance de la photographie pour cette école. Les élèves ont eu pour mission d'agrandir et d'exploiter les films réalisés sur le front de l'Est.
La guerre a également eu un impact très concret sur l’école. Dans la nuit du 9 au 10 mars 1943, une bombe explosive tombée dans la Herzogstrasse toute proche a brisé de nombreuses vitres dans l'école, plusieurs cloisons ont éclaté et se sont effondrées. Cela n’a pourtant pas empêché, dès le lendemain, l’inauguration au musée historique de la ville de Munich d’une exposition consacrée aux travaux des élèves depuis 1933. La critique célèbre le style général, désormais sobre et idéologiquement conforme au régime en place. « L'école s'est libérée des extravagances des décennies précédentes, qui apparaissaient encore dans l'exposition de 1930, et a développé sa ligne claire, que l'on peut suivre jusqu'à aujourd'hui dans le choix des images. Ce style sobre et solide ne veut en aucun cas concurrencer les œuvres picturales ou graphiques. Une photo honnête doit être reconnue comme telle au premier coup d'œil. »4 Si les thèmes des concours d'élèves organisés chaque année étaient plutôt généraux, au fur et à mesure de l’avancement de la guerre, les militaires demandaient de plus en plus souvent à faire des images de l’armée allemande, comme par exemple des reportages sur les Jeunesses hitlériennes et son équivalent féminin – les Bund Deutscher Mädel, les maisons de repos pour soldats, les exercices de la Waffen-SS et l'éducation à la défense. J’ignore encore si Alice Bommer a contribué à l’ensemble de ces travaux ; seuls ses portraits et son reportage sur Strasbourg apparaissent dans les extraits d’ouvrages et de reportages télévisés consacrés à ses œuvres de jeunesse. D’ailleurs ces quelques œuvres ont été dispersées à sa mort, et nous ne les avons pas encore toutes localisées.
Dans ce contexte tendu, être une femme à l’école de photographie de Munich revêt une dimension particulière. Bien que Schlegel, dans ses écrits, cantonne encore les femmes au portrait – qu’il estime compatible avec leur « empathie naturelle » –, de nombreuses diplômées travaillent déjà dans le reportage. Certaines, comme Germaine Krull ou Hedda Hammer-Morrison, mènent des carrières audacieuses, en Allemagne et à l’international. Aussi, les lourdes pertes subies par les troupes allemandes poussèrent la Wehrmacht à mobiliser un personnel féminin toujours plus qualifié. Au cours de l’année scolaire 1942-1943, l’école de photographie de Munich fut ainsi sollicitée pour encourager l’engagement de ses élèves dans l’effort de guerre. Des conférences furent organisées autour du thème : « L’importance de la photographie dans l’usage technique de l’armée ». Dix jeunes femmes se portèrent ensuite volontaires pour intégrer le service photographique de la Luftwaffe. Un examen final anticipé fut organisé à leur intention au printemps 1943.
L’armée de l’air allemande se déclara très satisfaite des compétences techniques et de la rigueur de ces jeunes diplômées. Les autorités berlinoises tentèrent alors de recruter Hanna Seewald, responsable de la classe de maître depuis le départ de Zielke en 1934, pour encadrer ces nouvelles recrues au sein du service principal de photographie militaire. Arthur Schlegel, directeur de l’établissement, parvint à empêcher ce transfert en invoquant l’état de santé fragile de sa collaboratrice. Au même moment, la plupart des jeunes hommes inscrits furent mobilisés après quelques mois seulement de formation. En contrepartie, l’école accueillit des soldats revenus blessés du front, venus s’y reconvertir.
Toutefois, Alice Bommer se démarque à sa façon de ce contexte marqué par la guerre et les exigences idéologiques. Son comportement, parfois à contre-courant – elle chante du Tino Rossi dans la chambre noire ! 5 – amuse ses camarades. Son origine étrangère semble mal perçue par Schlegel, mais elle bénéficie du soutien indéfectible d’un corps enseignant très féminisé. Lorsqu’elle prolonge son séjour à Strasbourg pour réaliser son reportage de fin d’études Strassburg, meine Stadt, malgré les remontrances de l’administration, ses professeures la défendent fermement. Ses portraits, qu'elle réalise d’après des modèles imposés souvent conformes aux standards aryens, capturent des hommes qu’elle décrit avec « le caractère rigide de l’allemand », et des jeunes bavaroises « typiquement allemandes aussi, mais dans un autre genre ».6 Lorsque le choix des modèles est libre, elle en choisit des atypiques : un jeune homme méditerranéen, travailleur forcé, une femme iranienne, qui tranchent dans le paysage visuel par ailleurs imposé. À travers ses épreuves, elle parvient déjà à saisir quelque chose de plus intime, comme elle le dit elle-même plus tard : « Ce que j’aime dans ces portraits, c’est que même à cette époque déjà, je sentais la personne. »7
Lors de la cérémonie solennelle de fin d’année en juillet 1943, Alice Bommer, seule et sans la présence de ses parents, vit un moment marquant : elle est désignée major de l’école. « C’était pour moi un peu une victoire française, quoi... » 8
Ce succès lui vaut une proposition d’embauche à la Bavaria, célèbre société cinématographique, qu’elle décline sur les conseils de son père qui craignait les bombardements de Munich. « Néanmoins, le directeur de l’école la retint encore pendant une quinzaine de jours : sachant qu’il tenait, entre autres, une excellente portraitiste, il lui fit réaliser des portraits de notables de Bavière (et du parti) et, à cette occasion, ce directeur tant redouté se transforma (à la surprise amusée de la photographe) en assistant dévoué, portant les appareils et installant les lumières. Alice Bommer revint ultérieurement encore quelques mois à l’école de Munich, pour effectuer un perfectionnement lui valant le titre de maître-photographe. » 9
Une exposition de travaux d’élèves à Munich en juillet 1943 fait même l’objet d’un article à Strasbourg.10 Ce rayonnement attire l’attention de Kurt Martin, alors directeur des musées de Strasbourg : en novembre 1943, Alice Bommer y est engagée comme photographe. « Le directeur était très gentil, d’ailleurs. C’était un Allemand, mais très sympathique. »11
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Installée au cœur de l’Œuvre Notre-Dame, l'atelier d'Alice Bommer lui offrait un emplacement privilégié pour capturer les bombardements américains qui dévastèrent Strasbourg en 1943 et 1944. Elle se souvient : « J’étais au cœur de la ville, c’est là qu’il y avait tous les bombardements. Et je montais souvent sur la cathédrale. Parce que quand il y avait les alertes, les gars du service d'architecture de la cathédrale [y] montaient [...] pour voir ce qu’il s’était passé en ville » jusqu’au jour où ceux-ci touchèrent son atelier, d’où elle en sort saine et sauve de justesse « par une chance inouïe d’ailleurs parce-que je suis descendue deux minutes avant les bombardements [..] la bombe est entrée en plein dans mon atelier. » 12
Dès lors, Alice Bommer se lance dans une série de reportages photographiques documentant la cathédrale et les quartiers dévastés alentour, capturant avec une précision sensible les lourds dégâts infligés au cœur historique de Strasbourg.
Les bombardements de 1944 ont gravement endommagé la cathédrale. Une voûte du bas-côté nord de la nef de Notre-Dame a été éventrée par une bombe. Alice Bommer en capture l’image depuis le sol, au cœur même de l’édifice [Fig. 1]. La prise de vue combine une contre-plongée marquée avec un axe vertical fort centré sur l'ouverture béante dans la voûte. L’esthétique de la photographie repose sur de puissants contrastes d’ombre et de lumière : un faisceau céleste traverse la brèche, découpant la pénombre de l’intérieur. Les lignes architecturales de la voûte convergent vers l’ouverture, accentuant un mouvement ascendant. L’effet visuel qui en résulte dépasse la simple documentation des dégâts : la blessure infligée à la pierre devient une fenêtre vers le ciel où la destruction, paradoxalement, révèle un espace d’élévation. La lumière traverse la ruine comme une forme de transcendance, transformant la violence en un moment de grâce visuelle.
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[Fig. 1] Alice Bommer, Voûte du bas-côté nord de la nef de la cathédrale, 1944, Fondation de l’Oeuvre Notre Dame © Alice Bommer |
Refusant de se limiter à une position d’observatrice distante, Bommer escalade les ruines encore instables pour s’immerger au plus près des destructions. Ce choix audacieux, à la fois physique et artistique, lui permet non seulement de capter l’ampleur du désastre depuis des angles inédits, mais aussi d’embrasser du regard les alentours – jusqu’à son propre atelier, lui aussi frappé.
Progressant sur la plateforme de la cathédrale jusqu’au pied de sa flèche, Alice Bommer réalise une prise de vue en plongée vertigineuse, capturant les toits éventrés des bâtiments situés en face de la maison Kammerzell [Fig. 2]. Cette vue aérienne révèle une composition saisissante : la répétition géométrique des toitures imprime un rythme structuré à l’image, une sorte de quadrillage régulier propre au tissu urbain ancien. Mais cette ordonnance visuelle est brutalement rompue par les effets des bombardements : les charpentes effondrées forment des cratères béants, brisant l’harmonie architecturale. Cette opposition entre régularité et rupture crée un sentiment de chaos organisé, où la destruction s’inscrit au sein même de la structure urbaine. L’ampleur de la dévastation ne se mesure pas uniquement à l’étendue des dégâts visibles, mais aussi à la manière dont ceux-ci viennent déchirer un espace urbain habituellement ordonné, stable, maîtrisé.
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[Fig. 2] Alice Bommer, 14 Place de la cathédrale, 1944, Fondation de l’Oeuvre Notre Dame © Alice Bommer |
[Fig. 3] Alice Bommer, Palais Rohan, 1944, Fondation de l’Oeuvre Notre Dame © Alice Bommer |
Cette tension entre ordre et chaos se retrouve avec force dans une autre photographie d’Alice Bommer, prise depuis l’autre côté de la plateforme de la cathédrale [Fig. 3]. Elle y documente les dommages infligés au Palais Rohan, majestueux édifice classique désormais éventré. La photographe adopte un plan général en vue oblique, qui confère à la scène une impression de profondeur et de recul. L’esthétique repose sur l’alternance troublante entre les parties du bâtiment encore debout et les zones totalement détruites.
On distingue notamment les appartements du prince-évêque, orientés vers le nord, côté cour d'honneur. Parmi eux, l’antichambre – qui servait autrefois de salle d’attente sous les cardinaux, puis de petite salle à manger sous l’Empire – figure parmi les espaces sévèrement endommagés lors du bombardement de 1944. La lumière douce qui baigne la scène confère à l’image une tonalité presque mélancolique. La photographie invite à une contemplation grave du patrimoine blessé.
Les bombardements ont aussi provoqué la destruction de la tour de la croisée ainsi que la coupole du transept de la cathédrale. C’est d’ailleurs depuis les hauteurs dévastées de la croisée du transept qu’ont été prises plusieurs photographies remarquables d’Alice Bommer. L’une montre un homme debout, contemplant l’horizon [Fig. 4]. Ce plan moyen à large, pris depuis le point culminant des ruines, en direction du Nord, offre une vue sur la flèche intacte de la Neue Kirche ainsi que sur les toits de l’immeuble situé au 15, place du Temple Neuf. L’homme, placé au centre de la composition, est encadré par les vestiges de la cathédrale. Le contre-jour accentue les ombres, sculptant sa silhouette dans un clair-obscur dramatique. L’opposition entre l’arrière-plan – la flèche encore debout du Temple Neuf – et le premier plan – amas de gravats et de pierres disloquées – crée une tension visuelle puissante. Cette image évoque un moment de contemplation silencieuse, un témoignage figé dans l’instant, où le regard se projette au-delà des ruines, vers un espoir encore possible.
Dans une autre prise de vue réalisée depuis le même point, mais cette fois en format paysage et sans figure humaine [Fig. 5], Alice Bommer choisit de centrer l’attention sur les ruines elles-mêmes. La pierre, fracturée par les éclats du bombardement, encadre la flèche du Temple Neuf avec une intensité poignante. Par cette absence de présence humaine, l’image donne toute sa voix aux cicatrices de la pierre : une architecture blessée mais debout, en contraste percutant avec l’élan vertical et intact de la flèche protestante, symbole de résilience au cœur du chaos.
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[Fig. 4] Alice Bommer, Tour Klotz, Neue Kirche et 15 place du Temple Neuf, 1944, Fondation de l’Oeuvre Notre Dame © Alice Bommer |
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[Fig. 5] Alice Bommer, Tour Klotz, Temple Neuf, 1944, Fondation de l’Oeuvre Notre Dame © Alice Bommer |
Ensuite une vue, en plongée verticale, est centrée sur les vestiges de la tourelle octogonale, édifiée entre 1878 et 1879 par l’architecte Gustave Klotz [Fig. 6]. Son couronnement, autrefois surmonté d’un fleuron orné d’une statue de chien assis, a disparu, comme tranché net par l’impact de l’obus. Le cercle mutilé de la tourelle, brutalement mis à nu, devient le point focal de l’image, cerné par les formes orthogonales des bâtiments environnants encore debout. À l’arrière-plan, on aperçoit la Frauenhaus (Maison de l’Œuvre Notre-Dame) ainsi que l’aile gothique encore intacte, reconnaissable à son pignon à gradins (ou redents), datant de 1347. L’aile orientale, quant à elle, a été violemment frappée par une bombe, détruite sur plus de la moitié de sa longueur. C’est précisément cette section du bâtiment – celle abritant l’atelier de la photographe – qui a été anéantie, soulignant avec une force symbolique saisissante l’impact direct de la guerre sur celle qui en fige les traces. L’esthétique de l’image repose sur un contraste formel marqué : la tourelle, dont la géométrie circulaire a été brisée, s’oppose à la rigueur verticale et à l’ordonnancement strict des constructions environnantes.
En plus d'escalader les hauteurs de Notre-Dame, Alice Bommer parcourt les rues de Strasbourg. Elle se rend sur les ruines de son ancien atelier, et en photographie les débris tombés sur la rue des Cordiers en direction de la place du Marché-aux-Cochons- de-Lait [Fig. 7]. L’image, cadrée en plan moyen et légèrement en contre-plongée, se concentre sur un homme isolé, debout au milieu d’un enchevêtrement de poutres effondrées et de pierres disloquées. La composition est dominée par des lignes diagonales, créées par les fragments de charpente, qui cernent la figure humaine dans un désordre de matière. Le contraste entre l’homme et l’environnement – fragile silhouette face à l’amas monumental de décombres – évoque une forme de vulnérabilité, mais aussi de résilience. L’échelle humaine, minuscule dans cet univers fracturé, devient symbole de la reconstruction à venir : c’est l’image d’une présence ténue, mais debout, dans un monde à rebâtir.
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[Fig. 6] Alice Bommer, Tourelle octogonale, 1944, Fondation de l’Oeuvre Notre Dame © Alice Bommer |
[Fig. 7] Alice Bommer, Rue des Cordiers, 1944, Fondation de l’Oeuvre Notre Dame © Alice Bommer |
[Fig. 8] Alice Bommer, Rue des Serruriers, 1944, Fondation de l’Oeuvre Notre Dame © Alice Bommer |
Non loin de là, Alice Bommer photographie les lourds dégâts qui frappent la place Gutenberg [Fig. 8]. Elle cadre alors une vue en perspective profonde depuis la rue des Serruriers, bordée de façades éventrées, s’ouvrant comme un couloir de ruines menant droit à la flèche de la cathédrale. La composition, très équilibrée et centrée, adopte une structure en tunnel, renforcée par l’alignement rigoureux des bâtiments. La lumière glisse le long des murs abîmés, accentuant les volumes et guidant le regard vers le fond de l’image. L’effet qui s’en dégage est celui d’une solitude criante. L’absence totale de présence humaine donne à la scène une intensité presque spectrale : la majesté intacte de la cathédrale, au bout du chaos, se dresse dans un silence figé, accentuant le sentiment d’abandon.
Dans l’immédiat après-guerre, Alice Bommer s'impose rapidement comme photographe indépendante. Grâce aux recherches et témoignages de François Pétry, mes efforts ont pu se concentrer principalement sur la localisation de ses photographies, plutôt que sur l’analyse exhaustive de chaque contexte traversé au cours de sa carrière, vaste et riche. Évidemment, une précieuse source d’archives se trouve dans les collections de De Dietrich et du Port Autonome de Strasbourg, qui conservent des milliers de ses images que MIRA avait déjà explorées et numérisées avant ma venue. Je me suis alors rendue au département de photographie de la BnF, où les découvertes furent limitées, car, pendant un certain temps, les photographes omettaient de tamponner leurs épreuves, comme l’a confirmé Rolf Sachsse peu après. À Munich, de longues et minutieuses recherches pour entrer en contact avec les acteurs liés aux archives et à la photographie de la ville – du directeur de la collection photographique du Stadtmuseum et ses collaborateurs, aux Archives municipales et bavaroises, en passant par les membres de la Bibliothèque d'État de Bavière, de l’Institut central d’histoire de l’art de Munich, ainsi que divers interlocuteurs privés – m'ont menée, de fil en aiguille, à établir un échange avec Sue Barr, professeure de photographie d’architecture à l’université de Munich et docteure du Royal College of Art de Londres. C’est finalement elle qui m’a orientée vers Renate Niebler, ancienne archiviste de l’école de photographie, sans doute la personne la mieux placée pour nous venir en aide. Heureusement, à Strasbourg, Thierry Laps s’est montré particulièrement généreux en ouvrant pour MIRA l’accès à l’intégralité du fonds d’atelier d’Alice Bommer, aujourd’hui conservé au MAMCS, que nous pu explorer en détail. Nous avons également eu la chance d’être chaleureusement accueillies par Sabine Benger à la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame. Grâce à son accompagnement, nous avons pu rassembler les photographies des bombardements, dont je vous présente ici une sélection personnelle. Très investie et force de proposition, elle nous a suggéré l’organisation d’une conférence et d’une exposition de ces images sur la plateforme même de la cathédrale – un lieu hautement symbolique pour redonner à ces clichés toute leur puissance évocatrice. Après avoir capturé les scènes de destruction de Strasbourg, Alice Bommer a également été la photographe de sa reconstruction, et grâce à cela, j’ai pu retracer une grande partie de ses clichés à la Cité de l'Architecture et du Patrimoine.
1. Charles GIRAUD (réalisation) Claudine BERTIER (production), « Alice la photographe », Alsace panorama, collection Grand Est, INA, 27 octobre 1974. Durée : 25 min. Consulté le 19 avril 2025.
2. Héloïse POCRY, « L’enseignement de la photographie au 20e siècle : le rôle moteur des écoles allemandes », Allemagne d'aujourd'hui, vol.1, n°203, 2013. p.43-59. Consulté le 30 janvier 2025.
3. Ulrich POHLMANN, Rudolf SCHEUTLE, Lehrjahre Lichtjahre : die Münchner Fotoschule 1900-2000, cat. exp. (München : Fotomuseum im Münchner Stadtmuseum, 7 Juillet - 24 Septembre 2000), Schirmer, Mosel, 2000.
4. Ulrich POHLMANN, Rudolf SCHEUTLE, Lehrjahre Lichtjahre : die Münchner Fotoschule 1900-2000, cat. exp. (München : Fotomuseum im Münchner Stadtmuseum, 7 Juillet - 24 Septembre 2000), Schirmer, Mosel, 2000. « [Die Lehranstalt ist von Extravaganzen früherer Jahrzehnte, die noch in der Ausstellung von 1930 in Erscheinung traten, frei geworden und hat ihre klare Linie entwickelt, die sich in der getroffenen Bilderauswahl bis zum heutigen Tag verfolgen läßt. Dieser sachlich gediegene Stil will in keiner Weise mit den Werken der Malerei oder Graphik konkurrieren. Ein ehrliches Photo soll auf den ersten Blick als solches erkannt werden.] »
5. François PETRY, Henri MELLON, Alice Bommer chez De Dietrich, cat. exp. (CCI Strasbourg, Association des amis de la société De Dietrich), 2004.
6. GIRAUD / BERTIER, « Alice la photographe », INA, 1974.
7. GIRAUD, op. cit.
8. Ibid.
9. François PETRY, Henri MELLON, Alice Bommer chez De Dietrich, cat. exp. (CCI Strasbourg, Association des amis de la société De Dietrich), 2004.
10. Victor Arthur SCHUNCK,
« Münchener Ausstellungen : Eine Straßburger Lichtbild-Künstlerin gut herausgestellt », Strassburger neueste Nachrichten : General-Anzeiger für Strassburg und Elsass-Lothringen, 29 juillet 1943.
11. GIRAUD, op. cit.
12. Ibid.
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